mardi 29 décembre 2015

L'atelier - La salle des mécaniciennes


Toute petite, je grimpais consciencieusement l'imposant escalier de pierre qui menait au premier étage pour aller retrouver un monde effervescent: la salle des mécaniciennes. Ces souvenirs datent du temps où ma tête arrivait tout juste au bord de la table de la machine à coudre. Je connaissais la plupart des employées depuis toujours. Elle faisaient partie de mon quotidien sans y prendre toutefois une trop grande importance vu que j'avais compris qu'elles travaillaient pour mes parents et avaient une vie personnelle loin de l'atelier qui comprenait un mari, des enfants et un poste de télévision.

Je me sentais toujours à l'aise près de ces femmes; elles étaient environ 8 ou 10, peut-être même plus. En entrant je courrais toujours vers la dame des boutons. Elle était plus âgée que les autres et avait beaucoup de patience. Je restais longtemps à jouer avec les boutons de taille, de forme et de couleur différentes. J'imaginais des jeux, des décorations, des routes, des maisons. Les possibilités étaient sans fin. Je regardais aussi comment elle cousait les boutons un à un, sans relâche, avec sur son visage un sourire doux et fatigué.

Parfois une mécanicienne m'appelait et me posait des questions sur l’école, sur ce que j'aimais, par exemple quels animaux, quelles fleurs, quels arbres. J’étais enchantée de cet intérêt et me collais contre elle comme un chat à sa maîtresse. C'est tout juste si on ne m'entendait pas ronronner. Je la regardais travailler, lui demandais comment elle assemblait les pièces du vêtement et toujours elle me faisait une démonstration montant les pièces méthodiquement.

Je ne restais pas toujours debout contre la chaise des mécaniciennes. Souvent je m'asseyais sous les machines et m'occupais à plier des bouts de tissus ou à jouer aux billes avec des boutons. Le dos contre les pieds de la table j’écoutais. J’écoutais le ronflement sporadique des machines. J’écoutais  les conversations animées ou s'échangeaient des histoires, des blagues et aussi quelques taquineries. J’écoutais la circulation dans la rue Ledru Rollin. J’écoutais aussi le silence.

Ce silence commençait par un sursaut des machines à coudre. Tels des chevaux bondissant devant un obstacle imprévu, les bruits des machines cessaient une seconde ou deux pour repartir plus furieux encore. Toutes les mécaniciennes se taisaient d'un commun accord. Pas un mot, pas un souffle. Oui, c’était cela. Je ne les entendais plus respirer. Alors moi aussi je cessais mes jeux sous la table,  m'immobilisais et attendais. J'avais reconnu ses chaussures, son pantalon et sa blouse grise qui flottait autour de ses jambes. Mais surtout, j'avais humé l'odeur de la cigarette. Silencieux, il se dirigeait vers les machines.

Mon cœur battait très fort. En temps normal je me serais précipitée vers lui, je l'aurais serrée dans mes bras. Je demeurais sous la table, paralysée. Je l'entendais parler aux mécaniciennes. Il demandait à chacune, tour à tour, alors qu'il les regardait travailler si elles avaient un problème avec un vêtement particulier, une coupe, un patron. Il parlait calmement, gentiment. Il prenait son temps passant de l'une à l'autre. Puis il s'en allait, laissant sur son sillage des relents de fumée.

Plus personne dans la salle ne se souvenait de ma présence. De nouveau le silence. Les ronflements de la machine à coudre. Les femmes sont au travail. Je ne les vois pas pour la plupart mais j'imagine que leurs yeux sont braqués devant elles. Deux minutes plus tard j'entends le premier gloussement. Il est tout petit, tout léger, comme s'il voulait s'excuser d'avoir soudain explosé. Puis vient un petit fou-rire, un carillon suivi d'une avalanche. Elles sont toutes là penchées sur leur machine à rire de tout leur soûl. J'entends une des femmes crier à une autre des mots que je ne comprends pas. L'autre est offensée mais les mécaniciennes trouvent cela très drôle et rient de plus belle.

Je sors de dessous la table. Elles m'avaient oubliée. Certaines me regardent d'un air surpris et gêné. Je sais bien qu'elles se demandent si j'ai tout entendu. Oui j'ai tout entendu mais je fais comme si je n'avais pas compris. C'est plus simple comme ça. Je serre les boutons dans ma main. Je les serre encore en sortant de la salle. "Elles se lancent juste des blagues" me dis-je. En bas de l'escalier je tombe sur papa qui sort des toilettes. Il allume une cigarette. Alors "Kocale, où tu étais? ". "Nulle part" lui dis-je. Je m'assieds sur la première marche, le regarde et lui dis:

-  Je crois que je vais aller jouer dans les cabines.
-  C'est bien, ma chérie.
-   Aujourd'hui ils sont punis.
-  Qui ça?
-  Les prisonniers. Qui d'autre?
-  Qu'est-ce qu'ils ont fait les pauvres?
-  Ils ont fait les yeux d'eau à une dame.
-  Les yeux d'eau?
-  Ben oui.
-  Comment ils ont fait les yeux d'eau?
-  Je sais pas. Mais la dame ça l'a fait rougir.
-  Les yeux doux, tu veux dire.
-  Oui, c'est ça.
-  Au fait tu faisais quoi sous les machines?




Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2016