dimanche 8 novembre 2015

L'atelier - La salle de coupe



Lorsqu'on avait  dépassé le hall, pris sur la gauche le long des cabines, on continuait tout droit jusqu'au bout du couloir et une porte sur la gauche donnait sur la salle de coupe. C’était l'antre de mon père, ou  plutôt le ventre, la baleine, le vaisseau qui le contenait durant toutes ces années où il travaillait à l'atelier bien qu'il ait eu d'autres occupations dans différentes pièces et recoins. La pièce comprenait une table de coupe, des modèles accrochés au mur, des rouleaux de tissus au bout de la table et des peaux éparpillées sur des tréteaux un peu partout. Une forte odeur de cuir régnait dans cet espace enfumé par les cigarettes. Le cuir, les gauloises, en résumé, l'odeur de mon père.

La table de coupe était à mes yeux d'enfant tout à fait gigantesque. Papa me soulevait et me mettait sur la table du haut de laquelle je le regardais travailler. Il avait déposé une peau sur la table, y avait apposé les premières pièces d'un modèle et réfléchissait sur la façon de tirer avantage de sa surface. Papa était devenu avec les années un très bon joueur d’échec et cette disposition naturelle à la réflexion et la vision stratégique l'aidait également à accomplir cette tâche. Une fois les pièces en place, satisfait et même empli de jubilation, il attaquait la coupe du vêtement avec dextérité.

Plus tard, à l'adolescence, papa m'apprit à placer les pièces d'un patron sur une  peau et à couper. Ces quelques séances d'apprentissage n’étaient pas suffisantes pour que je puisse être capable de couper un vêtement, ce qui demandait beaucoup d’expérience et de savoir-faire, mais papa voulait que je sache au moins tenir le rasoir au bon angle. Il mettait sa main sur la mienne et dirigeait le mouvement du couteau. Je transpirais un peu mais tenais bon. Je tachais de dissimuler mon peu de motivation concernant cette activité car je comprenais bien que papa cherchait, à travers cet apprentissage, à me dire quelque chose.

Parfois papa était affairé à créer un patron. Cela lui demandait une concentration énorme. Très tenace, il réussissait  au bout de quelques heures à produire son oeuvre. Sinon c’était la crise de nerfs où il balançait tout sur son passage et courait se réfugier quelque part pour fumer et réfléchir. C’était à ces occasions que parfois, comme deux oiseaux en hiver réfugiés sous des feuillages, nous nous rencontrions par hasard, dans une des cabines par exemple. Je savais bien alors qu'il ne fallait pas lui parler car les oiseaux ne parlent pas et encore moins les oiseaux blessés.

Somme toute, je n'entrais pas souvent dans la salle de coupe pour la simple raison que mon père y était très rarement seul. Il était  toujours flanqué d'un apprenti qui était remplacé régulièrement. Autant j'aimais la compagnie des mécaniciennes qui travaillaient au premier étage, autant les apprentis coupeurs me déplaisaient profondément . Aucun ne m'a jamais inspiré confiance et je ne leur adressais pas la parole.

Lorsqu'il se trouvait en compagnie d'un apprenti, papa se métamorphosait et devenait calme et patient. C’était à vrai dire insoutenable à voir et c'est peut-être la raison pour laquelle la salle de coupe ne fut jamais pour moi un lieu privilégié. Papa prenait cet apprentissage au sérieux et tachait de ne pas apeurer ce jeune homme fragile et pas toujours particulièrement futé que le destin lui avait confié.

Sans doute, dans un lointain passé, quelqu'un avait initié mon père au métier de coupeur. S'il s’était donné le mal de parler de son passé à ses enfants au lieu de communiquer uniquement par télépathie, je saurais peut-être l’identité de cette personne. Pourtant je savais qu'avant d’être coupeur papa avait travaillé dans un atelier à Varsovie, où il confectionnait des tiges de chaussures. Il avait 9 ans et c’était son grand frère, Aaron David, son mentor officiel dans toutes les choses de la vie, qui l'avait aidé à faire ses premiers pas dans le monde du travail. Aaron David fut plus tard assassiné par les Nazis avec sa femme et ses enfants. La grande sœur de papa, Masha, elle aussi trouva la mort avec sa famille. Les parents de papa ont également disparu, happés par leurs bourreaux. Une sœur, Madeleine, et un frère, Sender ont survécu.

Aucune photographie de ma grand-mère et de mon grand-père n'a pu être sauvegardée. Mes grand-parents n'ont pas et n’auront jamais de visage. J'ai 59 ans et je suis grand-mère de 4 petits-enfants. Je me photographie avec eux de façon régulière, laissant le plus de traces possibles sur facebook notamment, pour qu'ils se souviennent un jour de mon visage, de mon rire, de mes cheveux, pour que rien ne constitue un obstacle à la mémoire, pour qu'ils ne connaissent pas ce trou noir et insondable qui, immuable,  rugit en moi.

Pendant de nombreuses années, mon frère, mon aîné de 19 ans, avait travaillé avec papa à la coupe. J’étais enfant alors et je considérais sa présence comme une chose qui allait de soi. Pour moi, papa et mon frère étaient la même personne et je le considérais comme l'ombre de papa qui le suivait partout, qui avait les mêmes sentiments que lui et les mêmes envies et soucis. Il ne m'est jamais venu à l'esprit qu'il puisse avoir sa propre identité. D'ailleurs je le voyais peu et ne le connaissais guère. Il partit en Israël avec sa famille alors que j'avais 11 ans.

Quand il revint je commençai ma terminale.  J'avais honte de dire la vérité à mon frère: je ne me souvenais pas de lui du tout. Tous mes souvenirs le concernant avaient été effacés sans que j'aie jamais donné mon accord à cette destruction de données.  L'année de son retour d’Israël, j'avais 17 ans et il m'emmena plusieurs fois voir des matchs de football au stade de la Berrichonne. Je tachais de dissimuler mon peu d'enthousiasme pour ce sport car je comprenais bien qu'il cherchait, à travers cet apprentissage, à compenser l'absence et le silence qui avaient été notre lot par le passé.


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dimanche 1 novembre 2015

L'atelier - les cabines


Le hall tenait lieu de gymnase au 19e siècle. Il était entouré de cabines que les officiers utilisaient avant et après leur séance d'escrime. Je ne saurais dire exactement quel était le nombre de cabines. Il me semble environ 15, peut-être plus. Mes parents utilisaient ces cabines pour entreposer des vêtements. Je passais dès mon plus jeune âge, un temps illimité à y jouer.

Quand j'étais petite mes jeux reproduisaient plus ou moins les événements qui  avaient eu lieu au siècle précèdent. Une petite fenêtre à côté de la porte servait alors à distribuer le savon ou une serviette aux officiers. Je trouvais au bureau des étiquettes et autres fournitures et armée de ces trésors je m'imaginais distribuer aux officiers des produits de nécessité pour leur bref séjour dans la cabine. Je passais d'une cabine à l'autre. Il m'arrivait souvent d'imaginer une cabine libre, d'y pénétrer et de rester rêvasser longtemps sous l'odeur des vêtements de cuir. Souvent il me suffisait de prendre place sous les vestes et blousons pour ressentir un grand apaisement. Seule la voix de maman qui fermait l'atelier à la fin de la journée me sortait de ma torpeur. 

A un moment donné je commençai à écrire des mots sur les étiquettes que je faisais passer aux escrimeurs.  "Bonjour","Bonne journée", "A demain" et ainsi de suite. J'ajoutais peu à peu  des noms. "Bonsoir Etienne", "Vous allez bien Eugène?" Quand j'eus environ 7 ans, une grande transformation affecta le monde des cabines. Les officiers affairés à faire leur toilette devinrent des prisonniers, le système des cabines une prison et moi la geôlière. Les possibilités devinrent insondables. J'avais à ma merci une quinzaine de prisonniers qui attendaient avec angoisse ou avec bonheur que je veuille bien ouvrir la petite fenêtre et leur glisser un repas, des articles de toilette, un livre, du courrier etc. 

Vu que j'avais des heures devant moi entre mon retour du lycée et la fin de journée de travail de mes parents, j'avais tout le temps d'élaborer des douzaines de scénarios qui comportaient bien des aventures, en général centrées sur les relations des prisonniers avec le monde extérieur. Celles-ci étaient dévoilées par les lettres qu'ils recevaient de leurs proches et que je leur distribuais. Chaque prisonnier vivait dans son univers, parfois heureux d'une bonne nouvelle et parfois désespéré. Je me hâtais de les consoler ou de les encourager.

Les années passaient et j'aimais les occupants des cabines d'un amour maternel, bon enfant, un amour démesuré et éternel. Il m'arrivait comme dans le passé de trouver une cellule vide et de m'asseoir entre les vêtements entreposés et de m'imaginer moi-même cloîtrée et dépourvue de toute liberté. J'aimais cet endroit sombre loin de tous les bruits. De temps en temps, en ouvrant la porte d'une cabine, il m'arrivait de tomber sur papa qui était assis et ne faisait rien. Alors moi aussi je m'asseyais à côté de lui et je ne faisais rien et je ne disais rien et sans se regarder nous restions ensemble dans la mi-obscurité. Cela durait une minute ou deux et il se levait sans rien dire et s'en allait.

Un jour, alors que j'avais 15 ans je traversai le couloir d'entrée de la fabrique, arrivée au hall je bifurquai à gauche vers les cabines et ouvris la porte de la première cabine, puis la deuxième, la troisième, de toutes les cabines une à une. La veille, mes prisonniers avaient tous reçu une lettre de la geôlière. C'était une lettre d'adieu. Je leur annonçai que le lendemain ils seraient tous libérés. J'ajoutais à la fin de ma lettre cet extrait d'un poème d'Aragon: "Qui peut dire où la mémoire commence, Qui peut dire où le temps présent finit ". 

Papa me trouva plus tard assise sur le bas du grand escalier. J'aurais bien voulu lui demander de s'asseoir à côté de moi et j'aurais bien voulu pleurer sur son épaule, mais il passa près de moi comme si je n'étais pas là. Puis, miraculeusement,  j'entendis ses pas revenir et il mit sa main sur la mienne. Ses lèvres ne souriaient pas mais ses yeux d'un bleu presque transparent étaient posés sur moi. Son regard était là pour moi, juste pour un instant. Papa, papa, papa, papa. Parfois le géant sortait de son ombre, de sa tristesse et de ses souvenirs. Mais pour si peu de temps. Il fallait être attentif, aux aguets, toujours sur le qui-vive, pour saisir un moment furtif de complicité , tel un personnage du film muet il savait exprimer toute l’humanité et tout l'amour du monde. 


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