mardi 19 avril 2016

La rue Ledru-Rollin - Joe from Maine


Originaire d'Augusta dans le Maine, Joseph Gagné avait débarqué sur la plage d'Omaha Beach surnommée "Omaha la sanglante" le 9 juin 1944. Après la guerre on le retrouve à Paris, puis de retour aux USA et enfin à Châteauroux où, en 1952, il a l’idée de vendre des hamburgers dans son restaurant. Celui-ci deviendra rapidement le refuge des soldats américains installés dans l’énorme base de l'OTAN établie depuis 1951, 10,000 militaires américains et leurs familles à la Martinerie et à Déols représentant 25 à 30% de la population locale.. Notre petite ville vécut à l’américaine jusqu'en 1967. Tous partirent mais Joe resta à Châteauroux au 23 rue Ledru-Rollin à la tête de "Joe from Maine".

Lycéenne, j'avais commencé à fréquenter le bar-restaurant en 1973. Mes premiers souvenirs font resurgir une salle voûtée, au sous-sol, gorgée de la fumée des cigarettes. Nous arrivions souvent par grappes de 2 ou 3 filles, vêtues de noir ou de violet, complices, rieuses et affamées. Je commandai du café et des toasts au fromage. Catherine prenait souvent un panaché. L'odeur de la bière m’était insupportable mais je ne disais rien et humais à plein poumon la fumée ambiante. J'ai toujours vénéré l'odeur du tabac, acre et adhésive sur les cheveux et les vêtements, l'odeur de mon père, sécurisante et permanente.

Chez "Joe from Maine" nous buvions beaucoup, de la bière, du vin, du Scotch, de la vodka. De façon générale je haïssais l'alcool. Je ne pus jamais goûter la bière, par exemple, tant j’étais révulsée par son odeur. Le whisky me dégoûtait au moment-même où ma lèvre inférieure le touchait. Le vin me donnait la nausée. Quant au champagne proposé dans les fêtes, il n’était pour moi que du pipi de chat. Bref, j'avais 17 ans, nous étions en 1973 et je ne buvais pas. Regrettable situation pour une jeune lycéenne soucieuse, comme tout le monde, de se faire des amis.

Je fus sauvée big time par la vodka. Mon père m'avait appris deux ans auparavant à boire de la vodka. Il fallait manger quelque chose de bien solide et ne jamais mélanger avec d'autres alcools. Cet enseignement ne m'avait guère été utile, sauf à la fête de mon quinzième anniversaire dont tous les invités, imbibés de la vodka servie par mon papa qui chaperonnait l’événement, repartirent ivres. Mon père et moi restions sobres même après plusieurs verres et exultions de satisfaction. Ce fut un moment de complicité rare que je n'oubliais jamais. Alors, chez Joe,  je devins la fille qui buvait de la vodka.

Quelques essais prouvèrent que même après six verres je restais sobre comme si l'on m'avait servi de l'eau minérale. Cette qualité assez particulière m'ouvrit la porte de toutes les fêtes ou j’étais spontanément affectée au triage des évanouissements. Quand quelqu'un perdait connaissance, étant la seule personne sobre sur place et sous l'effet d'aucune substance, j’étais convoquée par ses amis complètement paniqués et je prenais des décisions: dans la baignoire, par terre les pieds surélevés, renvoyé à la maison, à l’hôpital. Non je plaisante. Je n'ai pas le souvenir d'avoir envoyé quelqu'un à l’hôpital. De toute façon, je cessais rapidement de participer à ces fêtes qui n’étaient pas du tout mon genre.

L'alcool à la rigueur, on l'aura vu, mais les drogues, niet. Jamais. Je ne voyais pas en quoi elles pouvaient m’être utiles. J’étais tout à fait capable de m'évader dans un  monde meilleur par mes propres moyens, sans l’artifice d'une substance quelconque. Je pouvais d'ailleurs mettre en pratique cet exercice en l’espace d'une ou deux secondes. J'avais beaucoup d'expérience dans ce domaine, ayant commencé ces glissements d'humeur vers l'âge de trois ans, assise sous la table de la salle à manger.

J'allais chez Joe avec Catherine, mon âme sœur, ma raison de vivre, mais aussi avec Popaul, mon complice du commando de l’écriture automatique avec qui je partageais des poèmes, des centaines de poèmes, et aussi l'amour du théâtre. Plus tard, quand j’étais étudiante, j'y voyais aussi Charlot dont le véritable nom n’était sans doute pas Charlot. Je n'ai jamais su son nom. Nous ne parlions pas beaucoup. Autant avec Cath je communiquais avec le cœur et avec Popaul au travers de l’écriture, avec Charlot le langage manquait de visibilité. Les choses passaient de façon intangible. Je ne me souviens plus comment je l'avais rencontré. Il était l'ami d'un ami, il me semble.

Un soir Charlot et moi, attablés chez Joe, avons fait l’échange de présents, je ne saurais dire pour quelle occasion. Il m'a donné une bague en cuivre qui se démonte et se remonte comme un puzzle. Je lui ai donné mon étoile de David avec la chaîne. Il dit "c'est ma première étoile de David" et l'attacha immédiatement autour de son cou. Il fumait en remuant philosophiquement la tête, personnage mi-comique, mi-tragique qui semblait hésiter à chaque instant sur ses propres émotions. Mais ce soir-là il souriait d'un air moqueur, l’étoile gravée sur la poitrine.

J'ai gardé la bague que Charlot m'a donnée parmi quelques bijoux en cuivre et argent, vestiges de ma jeunesse. Il n'est pas totalement exclu qu'à l'heure   j’écris ces lignes un petit garçon de 7 ans fouille dans les affaires de son grand-père et lui demande, un pendentif dans le creux de la main:
- Papy c'est quoi?
- C'est une étoile.
- J'en voudrais une pareille.
- C'est l’étoile de David, ça va pas être possible.
- Pourquoi? C’est joli. Toi tu en as bien une ...
- Moi c'est pas pareil, Fahim. Moi c'est pas pareil.





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jeudi 14 avril 2016

La rue Ledru-Rollin - La famille Jacquin




La maison de la famille Jacquin  se trouvait en face de l'atelier dans la rue Ledru-Rollin. Anne et moi qui avions partagé pendant trois ans les bancs de la maternelle aux Capucins, puis de l’école primaire rue Paul Louis-Courrier, avions rejoint ensemble le programme bilingue qui se déplaçait chaque année dans un autre établissement; d'abord  le lycée de jeunes filles, ensuite le lycée de garçons. En 7e, je continuais le programme à l’école internationale de St Maur mais sans Anne. De ce jour nous fumes séparées. Quand nous partagions la même classe j'allais souvent chez elle, vue la proximité de l'atelier et elle faisait partie de ces rares personnes avec qui je jouais dans les cabines ou dans la cour.

Quand Anne m'emmenait chez elle nous franchissions d'abord une grande porte d'entrée qui donnait sur une cour intérieure où les parents d'Anne garaient leur voiture. Au rez-de-chaussée nous étions accueillies par une atmosphère sombre et feutrée. Encombré de larges meubles en marqueterie, de fauteuils tapissés de pourpre, le salon dégageait une atmosphère lourde et austère, un sentiment renforcé par les tableaux sombres, les draperies ternes et une lumière parcimonieuse. Dans la salle à manger une grande table en bois massif, inamovible, avait conquis tout l'espace.  Je ne me sentais guère à l'aise dans ces pièces où tout semblait figé. Je levais les yeux vers Anne; elle avait la mine sérieuse et son air de "ça rigole pas" que je lui connaissais bien.

Quand le frère de maman, Srul Karpman, a réapparu en 1960 après 15 ans d'internement en Sibérie, alors que maman le pensait mort pendant la Shoah comme les autres (9 frères et sœurs avec leur conjoint et leur enfants), Anne était déjà mon amie. J'avais 3 ans et demi quand le retour de Srul a réveillé tous les traumatismes de la Shoah dans notre maison. Dans la cour de la maternelle Anne s'asseyait par terre avec moi et avec les mains nous déblayons vigoureusement le sable. Quand nous avions atteint un peu de profondeur nous ramassions des choses; des feuilles, des petits bâtons, des fleurs. Alors je les recouvrais de sable juste avant que la cloche sonne et j'étais heureuse. Anne qui, déjà, aimait que les choses soient à leur place l’était aussi.  Infatigable, je reproduisais ce jeu des centaines de fois pendant une longue période de temps après le retour de Srul. Et puis un jour j'ai choisi un autre jeu qui consistait à marcher sur les racines des arbres.

Anne m’accueillait dans sa cuisine moderne et rutilante aux multiples placards et tiroirs pleins de gadgets électriques. Un énorme congélateur trônait dans un couloir et dissimulait d'affreuses carcasses, du gibier, comme Anne l'appelait. Ces grands morceaux de viande me faisaient peur et me donnaient la nausée. Pendant mes visites, je vivais dans l'effroi que la bonne ouvre le congélateur et en ressorte un cadavre animal quelconque. Anne se moquait de moi. "Ton père ne chasse pas?" demandait-elle.

En fait Anne n’était pas vraiment mon style. Elle était rigide, intransigeante, ténébreuse, parfois introvertie, parfois méchante, mais parfois douce aussi. Très brune au regard noir perçant, les lèvres minces, elle était plutôt le portrait de ma mère. Sa grande maison bourgeoise juste en face de l'atelier n’était pas non plus mon style. Plus tard quand je lus "L'invitation au voyage" de Baudelaire je me remémorai le salon de la famille Jacquin qui dans le passé, pourtant, m’était apparu sombre et étouffant.

, tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.






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