mardi 29 décembre 2015

L'atelier - La salle des mécaniciennes


Toute petite, je grimpais consciencieusement l'imposant escalier de pierre qui menait au premier étage pour aller retrouver un monde effervescent: la salle des mécaniciennes. Ces souvenirs datent du temps où ma tête arrivait tout juste au bord de la table de la machine à coudre. Je connaissais la plupart des employées depuis toujours. Elle faisaient partie de mon quotidien sans y prendre toutefois une trop grande importance vu que j'avais compris qu'elles travaillaient pour mes parents et avaient une vie personnelle loin de l'atelier qui comprenait un mari, des enfants et un poste de télévision.

Je me sentais toujours à l'aise près de ces femmes; elles étaient environ 8 ou 10, peut-être même plus. En entrant je courrais toujours vers la dame des boutons. Elle était plus âgée que les autres et avait beaucoup de patience. Je restais longtemps à jouer avec les boutons de taille, de forme et de couleur différentes. J'imaginais des jeux, des décorations, des routes, des maisons. Les possibilités étaient sans fin. Je regardais aussi comment elle cousait les boutons un à un, sans relâche, avec sur son visage un sourire doux et fatigué.

Parfois une mécanicienne m'appelait et me posait des questions sur l’école, sur ce que j'aimais, par exemple quels animaux, quelles fleurs, quels arbres. J’étais enchantée de cet intérêt et me collais contre elle comme un chat à sa maîtresse. C'est tout juste si on ne m'entendait pas ronronner. Je la regardais travailler, lui demandais comment elle assemblait les pièces du vêtement et toujours elle me faisait une démonstration montant les pièces méthodiquement.

Je ne restais pas toujours debout contre la chaise des mécaniciennes. Souvent je m'asseyais sous les machines et m'occupais à plier des bouts de tissus ou à jouer aux billes avec des boutons. Le dos contre les pieds de la table j’écoutais. J’écoutais le ronflement sporadique des machines. J’écoutais  les conversations animées ou s'échangeaient des histoires, des blagues et aussi quelques taquineries. J’écoutais la circulation dans la rue Ledru Rollin. J’écoutais aussi le silence.

Ce silence commençait par un sursaut des machines à coudre. Tels des chevaux bondissant devant un obstacle imprévu, les bruits des machines cessaient une seconde ou deux pour repartir plus furieux encore. Toutes les mécaniciennes se taisaient d'un commun accord. Pas un mot, pas un souffle. Oui, c’était cela. Je ne les entendais plus respirer. Alors moi aussi je cessais mes jeux sous la table,  m'immobilisais et attendais. J'avais reconnu ses chaussures, son pantalon et sa blouse grise qui flottait autour de ses jambes. Mais surtout, j'avais humé l'odeur de la cigarette. Silencieux, il se dirigeait vers les machines.

Mon cœur battait très fort. En temps normal je me serais précipitée vers lui, je l'aurais serrée dans mes bras. Je demeurais sous la table, paralysée. Je l'entendais parler aux mécaniciennes. Il demandait à chacune, tour à tour, alors qu'il les regardait travailler si elles avaient un problème avec un vêtement particulier, une coupe, un patron. Il parlait calmement, gentiment. Il prenait son temps passant de l'une à l'autre. Puis il s'en allait, laissant sur son sillage des relents de fumée.

Plus personne dans la salle ne se souvenait de ma présence. De nouveau le silence. Les ronflements de la machine à coudre. Les femmes sont au travail. Je ne les vois pas pour la plupart mais j'imagine que leurs yeux sont braqués devant elles. Deux minutes plus tard j'entends le premier gloussement. Il est tout petit, tout léger, comme s'il voulait s'excuser d'avoir soudain explosé. Puis vient un petit fou-rire, un carillon suivi d'une avalanche. Elles sont toutes là penchées sur leur machine à rire de tout leur soûl. J'entends une des femmes crier à une autre des mots que je ne comprends pas. L'autre est offensée mais les mécaniciennes trouvent cela très drôle et rient de plus belle.

Je sors de dessous la table. Elles m'avaient oubliée. Certaines me regardent d'un air surpris et gêné. Je sais bien qu'elles se demandent si j'ai tout entendu. Oui j'ai tout entendu mais je fais comme si je n'avais pas compris. C'est plus simple comme ça. Je serre les boutons dans ma main. Je les serre encore en sortant de la salle. "Elles se lancent juste des blagues" me dis-je. En bas de l'escalier je tombe sur papa qui sort des toilettes. Il allume une cigarette. Alors "Kocale, où tu étais? ". "Nulle part" lui dis-je. Je m'assieds sur la première marche, le regarde et lui dis:

-  Je crois que je vais aller jouer dans les cabines.
-  C'est bien, ma chérie.
-   Aujourd'hui ils sont punis.
-  Qui ça?
-  Les prisonniers. Qui d'autre?
-  Qu'est-ce qu'ils ont fait les pauvres?
-  Ils ont fait les yeux d'eau à une dame.
-  Les yeux d'eau?
-  Ben oui.
-  Comment ils ont fait les yeux d'eau?
-  Je sais pas. Mais la dame ça l'a fait rougir.
-  Les yeux doux, tu veux dire.
-  Oui, c'est ça.
-  Au fait tu faisais quoi sous les machines?




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dimanche 8 novembre 2015

L'atelier - La salle de coupe



Lorsqu'on avait  dépassé le hall, pris sur la gauche le long des cabines, on continuait tout droit jusqu'au bout du couloir et une porte sur la gauche donnait sur la salle de coupe. C’était l'antre de mon père, ou  plutôt le ventre, la baleine, le vaisseau qui le contenait durant toutes ces années où il travaillait à l'atelier bien qu'il ait eu d'autres occupations dans différentes pièces et recoins. La pièce comprenait une table de coupe, des modèles accrochés au mur, des rouleaux de tissus au bout de la table et des peaux éparpillées sur des tréteaux un peu partout. Une forte odeur de cuir régnait dans cet espace enfumé par les cigarettes. Le cuir, les gauloises, en résumé, l'odeur de mon père.

La table de coupe était à mes yeux d'enfant tout à fait gigantesque. Papa me soulevait et me mettait sur la table du haut de laquelle je le regardais travailler. Il avait déposé une peau sur la table, y avait apposé les premières pièces d'un modèle et réfléchissait sur la façon de tirer avantage de sa surface. Papa était devenu avec les années un très bon joueur d’échec et cette disposition naturelle à la réflexion et la vision stratégique l'aidait également à accomplir cette tâche. Une fois les pièces en place, satisfait et même empli de jubilation, il attaquait la coupe du vêtement avec dextérité.

Plus tard, à l'adolescence, papa m'apprit à placer les pièces d'un patron sur une  peau et à couper. Ces quelques séances d'apprentissage n’étaient pas suffisantes pour que je puisse être capable de couper un vêtement, ce qui demandait beaucoup d’expérience et de savoir-faire, mais papa voulait que je sache au moins tenir le rasoir au bon angle. Il mettait sa main sur la mienne et dirigeait le mouvement du couteau. Je transpirais un peu mais tenais bon. Je tachais de dissimuler mon peu de motivation concernant cette activité car je comprenais bien que papa cherchait, à travers cet apprentissage, à me dire quelque chose.

Parfois papa était affairé à créer un patron. Cela lui demandait une concentration énorme. Très tenace, il réussissait  au bout de quelques heures à produire son oeuvre. Sinon c’était la crise de nerfs où il balançait tout sur son passage et courait se réfugier quelque part pour fumer et réfléchir. C’était à ces occasions que parfois, comme deux oiseaux en hiver réfugiés sous des feuillages, nous nous rencontrions par hasard, dans une des cabines par exemple. Je savais bien alors qu'il ne fallait pas lui parler car les oiseaux ne parlent pas et encore moins les oiseaux blessés.

Somme toute, je n'entrais pas souvent dans la salle de coupe pour la simple raison que mon père y était très rarement seul. Il était  toujours flanqué d'un apprenti qui était remplacé régulièrement. Autant j'aimais la compagnie des mécaniciennes qui travaillaient au premier étage, autant les apprentis coupeurs me déplaisaient profondément . Aucun ne m'a jamais inspiré confiance et je ne leur adressais pas la parole.

Lorsqu'il se trouvait en compagnie d'un apprenti, papa se métamorphosait et devenait calme et patient. C’était à vrai dire insoutenable à voir et c'est peut-être la raison pour laquelle la salle de coupe ne fut jamais pour moi un lieu privilégié. Papa prenait cet apprentissage au sérieux et tachait de ne pas apeurer ce jeune homme fragile et pas toujours particulièrement futé que le destin lui avait confié.

Sans doute, dans un lointain passé, quelqu'un avait initié mon père au métier de coupeur. S'il s’était donné le mal de parler de son passé à ses enfants au lieu de communiquer uniquement par télépathie, je saurais peut-être l’identité de cette personne. Pourtant je savais qu'avant d’être coupeur papa avait travaillé dans un atelier à Varsovie, où il confectionnait des tiges de chaussures. Il avait 9 ans et c’était son grand frère, Aaron David, son mentor officiel dans toutes les choses de la vie, qui l'avait aidé à faire ses premiers pas dans le monde du travail. Aaron David fut plus tard assassiné par les Nazis avec sa femme et ses enfants. La grande sœur de papa, Masha, elle aussi trouva la mort avec sa famille. Les parents de papa ont également disparu, happés par leurs bourreaux. Une sœur, Madeleine, et un frère, Sender ont survécu.

Aucune photographie de ma grand-mère et de mon grand-père n'a pu être sauvegardée. Mes grand-parents n'ont pas et n’auront jamais de visage. J'ai 59 ans et je suis grand-mère de 4 petits-enfants. Je me photographie avec eux de façon régulière, laissant le plus de traces possibles sur facebook notamment, pour qu'ils se souviennent un jour de mon visage, de mon rire, de mes cheveux, pour que rien ne constitue un obstacle à la mémoire, pour qu'ils ne connaissent pas ce trou noir et insondable qui, immuable,  rugit en moi.

Pendant de nombreuses années, mon frère, mon aîné de 19 ans, avait travaillé avec papa à la coupe. J’étais enfant alors et je considérais sa présence comme une chose qui allait de soi. Pour moi, papa et mon frère étaient la même personne et je le considérais comme l'ombre de papa qui le suivait partout, qui avait les mêmes sentiments que lui et les mêmes envies et soucis. Il ne m'est jamais venu à l'esprit qu'il puisse avoir sa propre identité. D'ailleurs je le voyais peu et ne le connaissais guère. Il partit en Israël avec sa famille alors que j'avais 11 ans.

Quand il revint je commençai ma terminale.  J'avais honte de dire la vérité à mon frère: je ne me souvenais pas de lui du tout. Tous mes souvenirs le concernant avaient été effacés sans que j'aie jamais donné mon accord à cette destruction de données.  L'année de son retour d’Israël, j'avais 17 ans et il m'emmena plusieurs fois voir des matchs de football au stade de la Berrichonne. Je tachais de dissimuler mon peu d'enthousiasme pour ce sport car je comprenais bien qu'il cherchait, à travers cet apprentissage, à compenser l'absence et le silence qui avaient été notre lot par le passé.


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dimanche 1 novembre 2015

L'atelier - les cabines


Le hall tenait lieu de gymnase au 19e siècle. Il était entouré de cabines que les officiers utilisaient avant et après leur séance d'escrime. Je ne saurais dire exactement quel était le nombre de cabines. Il me semble environ 15, peut-être plus. Mes parents utilisaient ces cabines pour entreposer des vêtements. Je passais dès mon plus jeune âge, un temps illimité à y jouer.

Quand j'étais petite mes jeux reproduisaient plus ou moins les événements qui  avaient eu lieu au siècle précèdent. Une petite fenêtre à côté de la porte servait alors à distribuer le savon ou une serviette aux officiers. Je trouvais au bureau des étiquettes et autres fournitures et armée de ces trésors je m'imaginais distribuer aux officiers des produits de nécessité pour leur bref séjour dans la cabine. Je passais d'une cabine à l'autre. Il m'arrivait souvent d'imaginer une cabine libre, d'y pénétrer et de rester rêvasser longtemps sous l'odeur des vêtements de cuir. Souvent il me suffisait de prendre place sous les vestes et blousons pour ressentir un grand apaisement. Seule la voix de maman qui fermait l'atelier à la fin de la journée me sortait de ma torpeur. 

A un moment donné je commençai à écrire des mots sur les étiquettes que je faisais passer aux escrimeurs.  "Bonjour","Bonne journée", "A demain" et ainsi de suite. J'ajoutais peu à peu  des noms. "Bonsoir Etienne", "Vous allez bien Eugène?" Quand j'eus environ 7 ans, une grande transformation affecta le monde des cabines. Les officiers affairés à faire leur toilette devinrent des prisonniers, le système des cabines une prison et moi la geôlière. Les possibilités devinrent insondables. J'avais à ma merci une quinzaine de prisonniers qui attendaient avec angoisse ou avec bonheur que je veuille bien ouvrir la petite fenêtre et leur glisser un repas, des articles de toilette, un livre, du courrier etc. 

Vu que j'avais des heures devant moi entre mon retour du lycée et la fin de journée de travail de mes parents, j'avais tout le temps d'élaborer des douzaines de scénarios qui comportaient bien des aventures, en général centrées sur les relations des prisonniers avec le monde extérieur. Celles-ci étaient dévoilées par les lettres qu'ils recevaient de leurs proches et que je leur distribuais. Chaque prisonnier vivait dans son univers, parfois heureux d'une bonne nouvelle et parfois désespéré. Je me hâtais de les consoler ou de les encourager.

Les années passaient et j'aimais les occupants des cabines d'un amour maternel, bon enfant, un amour démesuré et éternel. Il m'arrivait comme dans le passé de trouver une cellule vide et de m'asseoir entre les vêtements entreposés et de m'imaginer moi-même cloîtrée et dépourvue de toute liberté. J'aimais cet endroit sombre loin de tous les bruits. De temps en temps, en ouvrant la porte d'une cabine, il m'arrivait de tomber sur papa qui était assis et ne faisait rien. Alors moi aussi je m'asseyais à côté de lui et je ne faisais rien et je ne disais rien et sans se regarder nous restions ensemble dans la mi-obscurité. Cela durait une minute ou deux et il se levait sans rien dire et s'en allait.

Un jour, alors que j'avais 15 ans je traversai le couloir d'entrée de la fabrique, arrivée au hall je bifurquai à gauche vers les cabines et ouvris la porte de la première cabine, puis la deuxième, la troisième, de toutes les cabines une à une. La veille, mes prisonniers avaient tous reçu une lettre de la geôlière. C'était une lettre d'adieu. Je leur annonçai que le lendemain ils seraient tous libérés. J'ajoutais à la fin de ma lettre cet extrait d'un poème d'Aragon: "Qui peut dire où la mémoire commence, Qui peut dire où le temps présent finit ". 

Papa me trouva plus tard assise sur le bas du grand escalier. J'aurais bien voulu lui demander de s'asseoir à côté de moi et j'aurais bien voulu pleurer sur son épaule, mais il passa près de moi comme si je n'étais pas là. Puis, miraculeusement,  j'entendis ses pas revenir et il mit sa main sur la mienne. Ses lèvres ne souriaient pas mais ses yeux d'un bleu presque transparent étaient posés sur moi. Son regard était là pour moi, juste pour un instant. Papa, papa, papa, papa. Parfois le géant sortait de son ombre, de sa tristesse et de ses souvenirs. Mais pour si peu de temps. Il fallait être attentif, aux aguets, toujours sur le qui-vive, pour saisir un moment furtif de complicité , tel un personnage du film muet il savait exprimer toute l’humanité et tout l'amour du monde. 


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mercredi 28 octobre 2015

L'atelier - Le hall


Quand on entrait dans la fabrique, on allait tout droit et traversait un long et grand passage ou s'entassaient quelques rouleaux de tissu. On dépassait l'escalier sur la gauche ainsi que les toilettes et l'on arrivait au hall. Cette énorme salle était en général occupée par papa mais aussi par maman, qui s'affairait à y faire des colis entre deux bordereaux. Le bâtiment abritait autrefois, au XIXe siècle, la première salle d'armes de Châteauroux et le hall servait de gymnase pour les officiers.

Mes premiers souvenirs de cette salle sont les séances de pesée que maman me faisait subir sur la balance qui servait à l'ordinaire à peser les colis. Je me juchais dessus, ravie de faire un peu d'acrobatie et attendais que sortent de la bouche de ma mère les mots si redoutés: "elle fait toujours 17 kilos". Un de mes buts à l’époque était de dépasser les 20 kilos et de ne plus pouvoir utiliser la balance de l'atelier. Mais les 20 kilos tardaient à s’accumuler et même à l' âge de 6 ans, j'en étais loin. C’était malgré tout une grande cérémonie qui me faisait chaud au cœur car j’étais au centre du drame qui se poursuivait le long de ces années, intitulé "pourquoi la petite ne grossit pas".

Plus tard, je découvris toute seule la raison de ma maigreur; j’étais intolérante au lactose ce qui expliquait pourquoi je vomissais tous les matins les bols de chicorée de ma mère  me faisait ingurgiter. Ensuite, l’œsophage et l'estomac écorchés par les vomissements quotidiens que l'on finit par mettre sur le compte de la nervosité, je n'avais plus d’appétit.

Une fois les vêtements fabriqués et les commandes remplies, il fallait faire le colis pour le client. Pour une raison qui ne s'explique pas, malgré une quinzaine d’employés à son service, c’était ma mère qui faisait les colis. Elle se vantait d’être une vraie championne et d’être capable de ficeler un colis de 80 kilos. Maman m'apprit la technique pour faire les colis et il m'arrivait souvent d'en faire quelques uns après le lycée.

A vrai dire j'y avais pris goût, apparemment pour la même raison que ma mère. C’était un travail physique et l’adrénaline ne tardait pas à se pointer. Quand on avait terminé 5 à 6 colis, on faisait une pause, en sueur, les yeux luisants, un peu hilare, et on ressentait un bonheur bizarre, le bonheur de la tâche bien faite, le bonheur du labeur.

C'est dans le hall que mes parents faisaient les essayages des clients qui voulaient du sur mesure.  Quelques particuliers préféraient commander des vêtements de cuir exactement à leur taille. Parfois il s'agissait de personnes fortes mais pas toujours. Maman était très performante en ce qui concernait la communication avec les clients. Toujours souriante, elle les charmait de son regard noir et envoûtant, de sa bouche vermeille et sa voix douce. Papa présentait également bien de sa personne, très bel homme aux yeux bleu clair et au visage ciselé. Il n’était cependant pas toujours aimable et pouvait manquer de patience.

Une fois maman se mit en grogne car il avait fait des remontrances à une cliente. La pauvre était venue à deux essayages différents portant deux soutien-gorges différents. Résultat de l'affaire, au deuxième essayage le vêtement n’était plus à sa place au niveau de la poitrine.  Je trouvais cela très drôle mais maman était furieuse que papa en ait fait la remarque à la cliente qui s’était bien évidemment vexée.

Les disputes de mes parents résonnaient souvent dans le hall. Personne ne s'en offusquait et cela faisait partie du bruit de fond. Ils pouvaient aussi se raconter des blagues ou discuter du travail des représentants, des hommes qu'ils respectaient tous et avec qui ils maintenaient des rapports amicaux. Nous allions régulièrement leur rendre visite, en général dans des petites villes ou des villages. La rencontre était très conviviale; après que nos hôtes aient versé à mes parents leur meilleur vin, j’étais présentée aux enfants de la maison et nous partions jouer dans la cour ou sur la place du village.

Un seul représentant venait à la maison régulièrement, c’était monsieur Paquet. Mes parents et lui s'entendaient parfaitement. Il venait de loin et restait dormir chez nous. Je l'aimais beaucoup et il m'inspirait particulièrement confiance. Dans un grand élan de témérité, je décidai un jour de lui montrer mes poèmes que j’écrivais depuis l'âge  de 13 ans. Je ne les avais jamais montrés à qui que se soit. Il m'encouragea sur le champ à continuer d’écrire.

Merveilleux M. Paquet dont la bonne humeur et la grâce remplissaient la maison au 50 avenue de Verdun, à Châteauroux dans l'Indre, où ma mère avait trouvé refuge pendant la guerre et avait survécu avec ses deux enfants. Les yeux de ma mère s'illuminaient plus encore et mon père souriait paisiblement, ce qui n’était pas coutume vu qu'il abordait en général un visage glacé et triste.



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jeudi 22 octobre 2015

L'atelier - Le bureau



Mes premiers souvenirs de l'atelier, au 53 bis rue Ledru-Rollin, à Châteauroux, sont bien flous, même inexistants. Pourtant j'ai vécu depuis toujours dans cet antre qui faisait partie intégrale de ma vie dès le départ. A la sortie de l’école, je n'allais pas à la maison mais bien à l'atelier, là ou mes parents dirigeaient leur fabrique de vêtements.  Au début je trouvais l'atelier immense, insondable. Il est vrai que dans le hall qui fut dans le passé un gymnase pour des escrimeurs,  les plafonds perçaient deux étages,

Mes parents avaient acheté l'atelier après la guerre, quand papa fut rapatrié du Stalag ou il avait été prisonnier pendant 5 ans. Ils n'avaient pas d'argent mais le propriétaire leur avait permis d’étaler les paiements sur une longue période. Au lendemain de la guerre ils fabriquaient  des gabardines qui s'arrachaient sur les marchés, puis des uniformes, des vêtements pour la chasse et la pèche et finalement des vêtements de cuir; l'affaire prospérait d’année en année.

Historique du monument:
http://www.lanouvellerepublique.fr/Indre/Communes/Ch%C3%A2teauroux/n/Contenus/Articles/2015/08/20/La-premiere-salle-d-armes-rue-Ledru-Rollin-2436123

Quand on entrait par la porte principale on avait à gauche le bureau. C’était le territoire de maman. Elle s'occupait de tout le travail administratif, flanquée d'une secrétaire pour la correspondance. Le bureau comportait deux pièces, celle ou on entrait d'abord avec au fond une longue table derrière laquelle la secrétaire tapait ses lettres, sur le côté des vêtements accrochés, et un miroir sur le mur prés de la table. Cette pièce donnait sur la rue Ledru-Rollin.

Une autre pièce y était adjacente; le bureau de ma mère était placé dans un décor sobre sur fond d'étagères pleines de dossiers. Devant le bureau se trouvait une table avec une chaise qui faisait face à ma mère. C'est là ou à l'âge de la maternelle je dessinais des maisons et des bateaux, puis j'y faisais mes devoirs, j’écrivais des lettres, des poèmes. De temps en temps je levais la tête et contemplais ma mère qui s’affairait à ses dossiers ou parlait avec jovialité au téléphone. Un jour en 1976, je l’écoutais parler à son oculiste. Elle disait que sa vue avait changé. Le médecin lui donna rendez-vous pour le lendemain, mais le lendemain c’était trop tard: ma mère fit une grave hémiplégie le soir même.

A côté du bureau de maman ce trouvait un genre de cagibis ou le coffre-fort, énorme,  régnait silencieusement. Seuls mes parents et mon frère en connaissaient la combinaison. En 1972 mon père tomba malade et fut hospitalisé pour une très longue période, Mon frère vivait  à l’époque en Israël. Mes parents me convoquèrent dans la chambre d’hôpital de papa et m’annoncèrent qu'ils avaient décidé de me divulguer la combinaison du coffre car dans la nouvelle situation seule maman y avait accès.  J’étais très fière de la confiance que mes parents m'octroyaient. J'avais alors 16 ans et demi. Je n'ai jamais oublié la combinaison.

Le bureau était un endroit agréable ou je pouvais rester des heures entières après l’école. De temps en temps mon père y faisait une apparition, souvent accompagné de clients qui voulaient acheter du sur-mesure. Un jour en revenant du lycée je trouvais mon père assis dans la première pièce du bureau sous les tringles des vêtements de cuir.  Je ne vis pas tout de suite qu'il pleurait car je fus d'abord saisie par le bruit de ses sanglots si amers et brutaux. Ni maman, ni la secrétaire n’étaient présentes. Il me regarda mais ne bougea pas. J'avais l'habitude.

Parfois j'entrais dans une pièce, que ce soit à la maison ou à l'atelier, tout naturellement, comme d'habitude, et j'y trouvais un de mes parents en larmes. Ils regardaient devant eux d'une façon presque surréelle, comme si soudain des fantômes étaient venus à leur rencontre. Je me suis souvent demandée qu'elle était la combinaison secrète pour soigner les larmes de mes parents. Pourquoi étais-je si démunie? Ce jour-la papa ne put pas me parler. Il fit un geste de la main que j’interprétai par "c'est comme ça ma chérie, ça va passer".



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lundi 21 septembre 2015

Il n'y a qu'au cinéma


J'avais déjà vu le film de Baillie Walsh, "Flashbacks of a fool" et je l'avais apprécié. C'est en le regardant une deuxième fois que j'ai réalisé à quel point j’étais littéralement transportée par le récit. Joe Scot (Daniel Craig), star hollywoodienne d'origine anglaise est un homme à la dérive. Sur le point de détruire sa carrière par le biais de l'alcool, la cocéine et autres comportements autodestructeurs, il est sans attaches réelles.

Tout le monde lui fera d'ailleurs faux bond ce jour-là, son agent (le magnifique Mark Strong) et même son assistante personnelle qui rend son tablier, fatiguée de nettoyer après lui au sens propre comme au sens figuré. Un coup de fil lui annoncera la mort subite par rupture d'anévrisme de son ami d'enfance et le voici en un instant sur les lieux du crime, là ou il a grandi et là ou un drame plus grand que nature s'est déroulé sous ses yeux et l'a poussé le lendemain  à s'enfuir de chez lui, à l'age de 16 ans.

Une adolescence dans les années 70. Tiens, cela résonne dans ma mémoire. La musique que Joe écoute et partage avec ses amis n'est pas celle, pourtant, que j'ai connue. Je ne connaissais pas Roxy Music au milieu des années 70. A vrai dire, je ne les ai jamais connus et je les découvre aujourd'hui. Quand j’entends Bryan Ferry qui chante 'If there is something" je pleure comme une midinette, sans raison, Je pleure parce qu'il restent encore des larmes de cette époque là. Je ne savais pas qu'elles existaient encore, tenaces comme des statues, mystères archéologiques.

Mon premier disque était des Manfred Mann, je ne saurais dire de quel album il s'agissait, ni qui me l'avait offert. Il fut suivi rapidement par "Abbey Road" des Beatles qui me plaisait beaucoup. Mais mon cœur allait à Reggiani, Barbara, Moustaki. Je liquidais tout mon argent de poche pour l'achat de leurs disques. Je jouais plusieurs de leurs chansons sur mon piano. C’était encore du temps ou mes mains s'accordaient ensemble sur le piano. Je composais des chansons et de la musique, souvent inspirée de mes auteurs-compositeurs préférées. Je n'ai pas gardé ces chansons. Elles sont peut-être encore chez mon amie d'enfance à qui j'ai préféré tout laisser.

Quand Joe Scot revient en Angleterre, il sait qu'il lui faudra affronter les paysages qui ont brisé sa vie en un instant. Pourtant ce sont les mêmes paysages qui l'on construit. Les mêmes. Il va lui falloir faire un choix: rester en arrière ou aller de l'avant. Quant a moi je n'aurais pas du arrêter de jouer du piano  à l'age de 20 ans. Je jouais très bien. J'aimais beaucoup composer sur des paroles que j’écrivais. Mon piano et moi vivions le grand amour depuis que j'avais 5 ans, depuis mes premières leçons chez Me Hadt.  Il me rendait heureuse même si les exercices de Me Hadt étaient parfois difficiles et rébarbatifs.

Je l'ai quitté comme on quitte un amant en lui claquant la porte sur les doigts. Je l'ai quitté parce que je n'avais pas le choix. Si j'avais pu partir, je l'aurais fait, je me serais enfuie bien loin, la ou je n'aurais plus mal de voir ma mère paralysée, devitalisée, fracturée. C’était ma façon de dire: je ne joue plus, mes mains sont mortes, mon cœur aussi.

Il n'y a qu'au cinéma que l'on a le choix: rester en arrière ou aller de l'avant.


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mercredi 5 août 2015

Au retour il faisait nuit




 Il y a quelque temps, j'ai rêvé de mon père. Son visage était serein mais énigmatique, laissant deviner une source de contentement sans toutefois se donner la peine de sourire. Grosso modo il avait l'air satisfait. Je me réveillai avec ce visage devant moi qui me parlait tout en restant coït et dégageait une aura phénoménale. A ma stupéfaction, lorsque je lançai mes jambes vers la droite pour descendre de mon lit, le visage resta immuable devant mes yeux.

Assise sur mon lit, le dos courbé, je frottai mes yeux plusieurs fois mais cela ne servit à rien: le visage de mon père était toujours là. Je ne trouvais rien de mieux à faire que de verser quelques larmes et elles chassèrent le visage en un instant. Pouvoir me souvenir de mon père m'a toujours préoccupée; ma plus grande angoisse est de me lever un matin et de ne plus me souvenir de lui. Sans la mémoire de mon père, tout mon être s’écroulerait et je ne serais plus qu'un pantin.

Je parle de papa alors que c'est le yahrzeit d'Albert z"l que nous venons de marquer. Albert qui était mon beau-frère a été le témoin de toute ma vie puisqu'il m'a connue quand j'avais 3 ans et s'est marié avec ma sœur quand j'avais 3 ans et demi. Si mon père m'a construite, a forgé mon caractère, la force inflexible de mon cœur et mes nombreuses faiblesses, c'est Albert qui a pris le relai. Sans vouloir faire un travail éducatif, ses actions, surtout dans le domaine du judaïsme, constituaient pour moi un modèle vivant. Je trouvais naturel de copier tout chez lui, ses opinions politiques, sa soif sans limite du savoir, son acharnement à aller jusqu'au bout de ses initiatives.

Il y a bien longtemps, dans les années 80, Albert et moi sommes descendus en voiture de Paris à Châteauroux. Notre visite terminée (une petite virée chez mon frère) nous avons pris le chemin du retour. A un moment donné je me rendis compte que nous avions bifurqué et n’étions plus sur la route vers Paris. Je le regardais, étonnée, et il me répondit en riant : " Tu vas voir, c'est une surprise". Une fois dépassées Issoudun et Reuilly, il fut bien évident que nous nous dirigions vers Preuilly. "On va à Preuilly! On va à Preuilly! criai-je en sautant sur mon siège. En quelques minutes j’étais tombée dans un état d'excitation incontrôlable.

C’était comme ca. Albert m'avait emmenée à Preuilly juste pour me faire plaisir. Nous avons rendu visite aux Sorbe et c’était surréaliste tant c’était beau, simple et chaleureux. Avant même de rentrer dans la maison j'avais aperçu une immense silhouette derrière la fenêtre et j'ai tout de suite reconnu Jean-Michel. Alors qu'Albert tentait une explication "ce n'est pas Geneviève, c'est Nathalie" Jean-Michel l'interrompu pour dire qu'il le savait du moment ou il m'avait aperçue.

Au retour, il faisait nuit. Albert a mis France Culture et j'ai pleuré contre la vitre de la voiture. Ce n’était pas de mauvaises larmes, pas du tout, et mon beau-frère qui l'avait compris, nous ramena à Paris dans le silence.




Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2014-2015

dimanche 7 juin 2015

Intermède psy




- Alors chère madame Licht, je vous donne un mot et vous me dites soit maman, soit papa. Oui, je sais madame, je n'ai pas inventé le fil à couper le beurre,  Freud  y a pensé avant moi.

-Je croyais que Freud préconisait les associations libres. C'est pas très libre votre affaire ...

- Allez madame Licht. On le fait quand même, d'accord?

- Jeu d’échec.
- Papa.
- La Reine.
- Maman.

- A la pèche.
- Papa.
- Ha la pêche!
- Maman

- Rivière.
- Papa.
- Laque.
- Maman.

- Torrent.
- Papa.
- Torride.
- Maman.

- Hamecon.
- Papa
- Ame sœur.
- Maman. Attendez je me suis trompée, c'est le contraire.
- Ame sœur, papa?
- Ben oui.
- D'accord.


- Poisson.
- Papa. Vous n'allez pas me dire poison, tout de même?
- Si, poison.
- ...

- Bon, on va s’arrêter là monsieur le psy. Vous êtes un malade. Une honte pour l'institution médicale, que dis-je psychiatrique. Vous n'allez pas bien de la tête. Mais vous êtes affreux! Une abomination! Un monstre!

- Vous avez fini?

- Non. oui.

- Je vous ai bien fait transpiré hein?

- Ce n'est pas légal, ce que vous faites, la, Docteur. Vous marquez quoi au juste? Qu'est-ce que vous écrivez? J'exige de voir votre carnet. Tout de suite!!


- Bon Madame Licht vous revenez lundi. D'accord?

- Non! Si ...

-Au revoir Madame.

- Docteur, le poison, c'est vous. Je vous hais.

- D'accord. A lundi.




Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2014-2015

mercredi 4 mars 2015

Lost




Mon premier souvenir de Pourim date de l’époque ou la base de l'OTAN était encore à Châteauroux. La fête de Pourim s'y déroulait dans une salle qui me semblait immense et avec un nombre très important d’invités. Imprimé dans mon souvenir un événement ou plutôt une situation: Monsieur Perla  qui aimait bien faire des blagues en général et qui n'allait pas s'en priver le jour de Pourim, me demanda de lui prêter ma perruque. J’étais déguisée en petite fille russe vêtue d'un costume folklorique de couleur verte, des bottes et une perruque blonde avec deux longues nattes. Je ne sais pas quel age j'avais. Peut-être 10 ans. Les américains sont partis le 20 mars 1967 et j'avais 10 ans et demi. Monsieur Perla dont la tête chauve était à présent garnie de ma perruque dansait en faisant virevolter les nattes. Les rires fusaient de partout.

Plus tard, d'autres fêtes de Pourim eurent lieu mais je ne m'en souviens pas. Seule celle de la base de l'OTAN m'est restée à l'esprit comme si elle avait tenu également le rôle de la dernière fête, le dernier bonheur, le dernier adieu aux américains que j'avais tant aimés et qui me l'avait bien rendu. J'avais du laisser partir Vicky, ma partenaire que l'on m'avait choisie au tirage au sort et que j'avais appris à aimer, apprivoisée. Comment nous conversions ensemble en anglais des notre première rencontre demeure encore un mystère. A ses dires, je parlais déjà l'anglais au tout début de l’année, une improbabilité allant sur l'impossible puisque nous commencions seulement cette année-là les cours d'anglais au programme bilingue de l’école américaine de l'OTAN.

A la fête de fin d’année, j'avais reçu un prix "Le prix de la sincérité". Je n'étais guère impressionnée comprenant tout de suite qu'il s'agissait de n'importe quoi, du bullshit en anglais.  Mais je jouais le jeu et acceptais avec le sourire le livre enveloppé de papier brillant que l'on me tendait. Je jetai un oeil sur la couverture; c'était l'histoire d'un chien - la barbe! Je n'aimais pas les chiens. Le lendemain je lisais le livre, en anglais bien entendu et avec des illustrations. Le chien s'etait perdu et recherchait tout le long de l'histoire sa famille. Il trouvait d'autres familles qui l’accueillaient mais il s’échappait toujours pour chercher sa vraie famille. Ainsi il errait seul et malheureux et puis un jour, après avoir mis des annonces un peu partout, sa famille le retrouve et il rentre chez lui fou de bonheur.

Longtemps je gardais ce livre sous mon oreiller. Les américains, entre temps, étaient partis emportant avec eux leurs sourires éblouissants, leurs mâchoires majestueuses, des tonalités qui me charmaient, des rires irrésistibles, toute une atmosphère qui m'avait séduite et intoxiquée malgré mon jeune age. Vicky aussi me manquait et la belle institutrice aux yeux bleus, si douce et si patiente.

Quand ils sont partis les américains, j'avais bien compris qu'ils étaient partis. Ce que je n'avais pas compris c'était qu'ils ne reviendraient jamais. Le temps passait et je croyais qu'ils allaient revenir. Je les attendais. Je perfectionnais mon anglais. Un jour, en regardant une série télévisée américaine avec mon père, je fus saisie par une révélation: c’était fini et il fallait que je les oublie. Mon père ne comprit pas pourquoi ce soir la je lui demandai de me parler en allemand pour améliorer ma conversation. Il en était ravi. Justement, il avait tout le temps du monde; il avait fait une crise cardiaque et se reposait à la maison.

Les années passèrent et je savais au fond de moi que l’Amérique était ma famille et mon nom malgré l'incontournable réalité qui m'avait fait naitre et grandir en France. J'attendais de la retrouver. J'attendais que quelqu’un mette des annonces sur tous les murs de la planète avec le message "Petite fille un peu timide et assez spéciale, très sincère, perdue en 1967 sur la base de l'OTAN à Châteauroux, recherchée par son futur époux pour rentrer à la maison."

jeudi 5 février 2015

Ecriture automatique






Quand j’étais en première, mon ami JP et moi avions mis en place un comité de poésie automatique. Nous en étions les seuls membres et militants. Le principe était simple: dès qu'un cours se terminait et que la classe se désemplissait de ses élèves, JP et moi nous précipitions craie en mains. Nous couvrions le tableau d'un texte improvisé selon le principe de l’écriture automatique.

« Placez-vous dans l'état le plus passif ou réceptif que vous pourrez... écrivez-vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas vous retenir et ne pas être tenté de vous relire » a écrit André Breton sur l’écriture automatique. Ainsi écrivions nous ensemble dans une symbiose remarquable, à l'affut des mots de l'autre et pourtant complétement détachés de notre conscience, dans un état second.  Nous sortions de la classe dès que les premiers élèves du cours suivant arrivaient, laissant notre poésie exposée nue sur le tableau, éphémère aussi, puisque le professeur viendrait bientôt et l'effacerait sans scrupules. 

Ainsi de classe en classe, de tableau en tableau,  partout dans le lycée nos poésies apparaissaient, publiées pendant quelques minutes seulement pour les yeux d'un public qui les lisait par lambeaux, se demandant toujours si au prochain cours, le tableau serait rempli ou pas du texte passager. A cette époque de ma vie, écrire des dizaines de poèmes jour après jour me semblait normal. Le faire sur un support éphémère me donnait la force de réinventer tous les jours d'autres idées poétiques.

Pendant ce temps-la mon père était hospitalisé à Paris à 270 kilomètres de notre domicile. Il resta dans les hôpitaux pendant 10 mois, du mois de décembre 1972 au mois de septembre 1973. Contre toute attente il survécut. Moi aussi, j'ai survécu, en déversant tous les jours sur les tableaux noirs de l’école mon amour passionnel pour un père qui agonisait, la rage et la peur de le voir partir, la honte de souffrir, la solitude devant la maladie, l'angoisse de me perdre moi-même, si profonde qu'elle me mettait dans un état de demi-sommeil, d’indifférence totale face à mon propre devenir.

Alors je fis ce que j'avais à faire: je fermai les yeux et laissai mes mains remplir le tableau noir.






lundi 19 janvier 2015

Pas aujourd'hui.



La différence entre les morts et les vivants c'est que les vivants sont souvent absents. Ils apparaissent et disparaissent au gré d’activités routinières ou ponctuelles. Ils se rappellent à nous entre temps sur notre portable, sur whatsapp, facebook et autres agitations, comme s'ils étaient conscients du peu de continuité de leur présence, de sa fragilité, comme s'ils s'en excusaient tout en tirant désespérément sur notre jupe maternelle pour demander un peu d'attention et affection renouvelées.

Les morts n'ont pas besoin de tous ces artifices: ils sont là de façon permanente. Leur acte de présence est indéniable que ce soit tout de suite après le décès ou des décennies après.   Il vaut mieux faire preuve de vigilance des le départ car, en fait, les disparus se permettent des choses qu'ils n'auraient pas fait de leur vivant. Ils se rapprochent, ils nous apprivoisent, on peut sentir leur haleine, ils nous murmurent des secrets dans l'oreille alors que de leur vivant c'est tout juste s'ils déposaient un baiser sur notre joue une fois de l'an.

Ce manège a un but bien précis; traverser la paroi de notre poitrine et s’installer, ni vu ni connu, tout au plus profond de notre cœur qui lui, bat et se débat encore. Arrivé à cette destination, le mort s'installe de façon permanente. Cette procédure est bien évidemment douloureuse et pratiquée sans anesthésie. Cela dure parfois longtemps. Parfois on panique un peu . "Non, mais ce n'est pas possible, cela fait longtemps que cela aurait du se terminer. Docteur vous êtes sur que c'est normal?" 

Je ne sais pas pourquoi je parle de tout ca.  Mon cœur est tranquille et opaque. Pour moi ce soir, les morts sont loin. J'ai placé des plaques d'acier sur ma poitrine. J'ai mis des barrières autour de mon corps. J'ai refermé toutes les fenêtres et les volets de  fer pour ne pas voir. J'ai mis des portes capitonnées pour ne pas entendre. Ah j'ai oublié de dire que parfois, tout en résidant de façon permanente dans notre cœur, il arrive aux disparus de s’échapper. Ca n'est pas toujours beau à voir.

Je suis tranquille pour ce soir, pour quelques heures. Personne n'entrera ni ne sortira aujourd'hui. Pas aujourd'hui.