jeudi 1 novembre 2018

50 av. de Verdun: La véranda


La salle à manger donnait sur une véranda qui faisait le lien entre la cour et la salle à manger. Elle était couverte par un toit gondolé.  Il existait également une porte dans la cuisine qui donnait sur la cour. Bien que petite de surface, la véranda offrait de nombreuses possibilités de jeu et je pouvais y passer des heures. Ses centres d'intérêts principaux étaient le placard, le garde-manger, la table et le frigo.

J'ai hérité de ma mère la capacité de créer un foutoir innommable dans les placards et armoires. Surtout les placards. Celui de la véranda était blanc, haut et étroit, avec un grand tiroir en bas et quelques étagères. Maman y rangeait tout et rien, des accessoires, de vieux tissus. Dès mon plus jeune âge, j'aimais ouvrir le tiroir et me hausser dessus pour admirer le contenu du meuble. Souvent j'en sortais des affaires pour les essayer plus tard: un chapeau, des foulards, des vêtements. La bonne me laissait jouer dans le placard pendant un bon moment. C’était son intérêt car pendant ce temps-là je la laissais tranquille. Maman non plus, ne s'offusquait guère quand je vidais la moitié du placard. Elle avait l'air de trouver ça tout à fait normal.

Le garde-manger offrait quant à lui des jeux d'une autre sorte. Il était composé de petits tiroirs. On les ouvrait, puis on les fermait. Puis on les ouvrait et on les fermait. Je ne me souviens pas trop, à vrai dire, des objets rangés dans les petits tiroirs. En fait, je crois que c’était un garde-manger qui ne servait plus de garde-manger. Il contenait des choses hétéroclites dont on ne se servait plus. Ma mère aimait garder les vieilles choses. Au bout de l'armoire se trouvait un grand tiroir qui explosait de nourriture, surtout de friandises et entre autre de chocolat. Les barres de chocolat avaient attrapé les meilleures places, tout en haut. J'ouvrais le tiroir et les regardais avec envie. Je savais que je ne pourrai pas en manger sans recevoir préalablement l'autorisation d'un adulte. Je les regardais longtemps, enragée d'une part mais soumise aussi. Soumise à la loi du plus fort.

Juste en face du tiroir se trouvait le frigo. Mon occupation avec le frigo ressemblait à celle avec le  garde-manger. J'ouvrais la porte puis je la fermais. Puis je l'ouvrais et je la fermais. Sur les étagères du frigo je découvrais quotidiennement les restes des plats de la veille ou de ce midi, des bouteilles, chacune avec son odeur particulière, de vin, de jus de fruit, de lait. et puis aussi des légumes et quelques condiments et sauces. Régulièrement, maman confectionnait des desserts au chocolat. Elle faisait bouillir du lait dont l'odeur m’était insupportable. Elle versait le liquide chocolaté dans des mazagrans qui allaient ensuite refroidir au frigo sous mon œil attentif. Un autre jour, une des bouteilles m’intrigua, le liquide était jaunâtre et l'odeur plutôt acide. J'en conclu qu'il s'agissait d'un jus de fruit, empoignai la bouteille et bu au goulot. Je recrachai tout de suite l’infâme boisson. Plus tard on m'apprit que c’était du jus de poireau. Très bon pour la santé, parait-il.


A côté du frigo, se trouvait la table, recouverte d'une nappe en plastique. Parfois je m'y asseyais pour dessiner ou colorier. Le motif répétitif de la nappe était la publicité Y'a bon Banania. Pendant toute mon enfance, cet homme jovial qui avait toujours l'air content et que j'appelais M. Banania, me donna des conseils sur tout. Il aimait bien quand je faisais des calques de son image et les emmenais dans ma chambre ou les mettais dans mon cartable. Comme ca, je pouvais lui parler quand je voulais, quand j’étais seule, ce qui en fait n'arrivait pas souvent puisque la bonne était toujours dans les alentours et ma sœur omniprésente une fois rentrée de l’école. Pourtant, souvent, je me sentais seule. J'avais des jours que j'appelais"camembert" qui étaient doux et calmes et des jours "saucissons" envahis par les pensées rapides, un point d'euphorie et un peu de bonheur. Quand je demandais à M. Banania ce qu'il en pensait il me dit "Reste encore un peu".



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jeudi 11 octobre 2018

Hannah et Rachel


Hannah est âgée de 11 ans. Elle revient de l’école, toute fatiguée et énervée. Peut-être s'est-elle fâchée avec une de ses petites camarades de classe. Sa mère l’aperçoit et entre dans le salon. Tout de suite elle voit que Hannah a les larmes aux yeux. La mère de Hannah est très élégante dans son tailleur marron doté d'un col de fourrure. Elle se met debout devant Hannah et lui dit:
- Arrête de pleurer.
Hannah continue de pleurer. Elle se dirige vers les escaliers qui montent vers les chambres.
- Arrête de pleurer, insiste sa mère derrière elle.

Hannah court vers sa chambre. Elle s’assoit sur son lit pleurant avec effusion. Elle a l'air surprise de verser autant de larmes. Armée d'un gant de toilette mouillé, la mère de Hannah surgit dans la chambre.
- Tu vas arrêter de pleurer, lui dit-elle tout en passant le gant mouillé sur son visage, arrête immédiatement!
Les larmes continuent, devenues silencieuses.
- Si tu n’arrêtes pas de pleurer, je saute par la fenêtre, dit la maman de Hannah.
Hannah a un petit sursaut, une petite secousse, presque indicible. Sa mère parle encore mais elle ne l'entend plus très bien, comme si quelqu'un avait baissé le volume du son. Ses larmes coulent encore. Elle les essuie discrètement du revers de la main droite. Elle baisse le nez et regarde le plancher. Elle ressent quelque chose de bizarre, comme si la pièce commençait à disparaître, les meubles à s'effacer, les rideaux à flamber.

Entre-temps la maman de Hannah a rejoint le bord de la fenêtre. Elle s'assoit sur le radiateur, le dos à la fenêtre ouverte.
- Alors? Tu arrêtes de pleurer, dit-elle? Je vais sauter, tu vas voir.
Mais, déjà, Hannah n'entend pas sa mère. Elle voudrait bien ne plus pleurer mais c'est trop tard, trop tard pour pleurer ou pas, sourire, chanter, aimer ou pas. La maman de Hannah a soulevé légèrement ses jambes pour pivoter sur le bord de la fenêtre. Elle est face au vide. Elle se retourne alors vers l'enfant lui lançant un regard glacé et perçant tout à la fois:
- Tu vois, tu ne pleures plus.
Hannah ne répond pas. Elle ne pleure plus. Elle n'est plus là.

Rachel est âgée de 11 ans. Elle revient de l’école, toute fatiguée et énervée. Peut-être s'est-elle fâchée avec une de ses petites camarades de classe. Sa mère l’aperçoit et entre dans le salon. Tout de suite elle voit que Rachel a les larmes aux yeux. La mère de Rachel est toute belle dans une robe fleurie sans manche. Elle se penche vers l'enfant et lui dit:
- Mais tu pleures , Rachel?
- Non. C'est rien maman.
- Mais si, je le vois bien, tu pleures. Pourquoi tu pleures ma chérie?

Rachel se met à pleurer avec effusion. Elle a l'air surprise de verser autant de larmes. Elle s'assoit à la table de la salle à manger et sa mère vient s’asseoir près d'elle. Elle pose sa main sur les cheveux de Rachel.
- Comment une si jolie petite fille peut-elle pleurer? Qu'est-ce qui t'est arrivé, mon trésor?
- Corine a été méchante avec moi.
- Comment ça? Avec toi qui est toujours si sympa avec tes petites copines? Elle t'a dit quelque chose?
- Oui, elle m'a dit que j'avais des cheveux de négresse.
-  Mais ma chérie, tu crois pas que c'est joli des cheveux de négresse?
- Non, maman. C'est moche. Je veux avoir des cheveux lisses comme toi.

La mère prend l'enfant dans ses bras. Elle pose un gros baiser sur chacune de ses joues et aussi sur son front. Elle lui dit dans l'oreille:
- J'adore tes cheveux frisés. Je t'aime, ma petite négresse. Tu veux du gâteau?
La mère de Rachel rapporte de la cuisine un gâteau au chocolat et sort des assiettes du buffet. Elle découpe des tranches.
- On va se faire un petit goûter, dit-elle. On le mérite bien. Ta sœur a téléphoné tu sais, ça se passe bien à l’université, elle s'est faite plein d'amis. Elle m'a dit que tu lui manquais beaucoup.

Rachel baisse le nez. D'un geste grandiloquent elle essuie sa morve avec la main droite. Elle reste comme ça, le regard fixé sur sa fourchette.
- Je sais que c'est difficile pour toi, dit la maman de Rachel. Avec le temps ça va s'arranger tu verras. Moi aussi des fois je me fais du souci pour elle, je pleurniche un peu. C'est normal, tu sais. Si tu veux, on peut s'aider toi et moi et quand ta sœur te manquera tu viendras m'en parler et quand elle me manquera je viendrai te voir pour que tu me donnes un gros bisou. Tu veux bien?



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jeudi 30 août 2018

29-30-31 : les derniers jours


29 août 1976 : je suis allongée sur la plage de la Grande Motte, flanquée de ma mère qui affiche un bronzage encore plus noir que d'habitude. La station balnéaire n’est pas très fréquentée. Maman n'a pas le moral car papa est fatigué. Elle répète fébrilement "je suis inquiète, je suis inquiète".  J'ai fait un rêve qui m'a électrifiée. J'ai abandonné brusquement un projet de voyage avec des amis et rejoint la Camargue, début août, dans un sentiment d'urgence qui me submergeait totalement, me donnant à penser que le pire pouvait arriver. Je trouvais mes parents sains et saufs, heureux de me voir. L’été se terminait mais j’étais inquiète pour papa, moi aussi. Dans mon rêve, j'avais vu un cerveau déchiré par une explosion. Il ne faisait pas de doute dans mon esprit que mon père, atteint d'une maladie cardio-vasculaire depuis 1972, était en danger.

30 août 1976 : nous faisons nos bagages et remontons sur Châteauroux, ma ville natale. Papa s’est levé de mauvaise humeur et s’énerve sur tout et rien. Il parle sèchement et durement. Il est désagréable avec maman et la traite comme si elle est incapable de faire quoi que ce soit proprement. Pour couronner le tout, sur la route du retour il fait des écarts brusques et injustifiés mettant en danger d'autres véhicules et nous-même, bien entendu. Il n’est pas question de lui en faire la remarque. Maman et moi échangeons des regards apeurés . En général papa est un excellent conducteur et ne prend jamais de risques. Que signifie ce soudain changement? Cela n'a aucun sens.

31 août 1976, le matin : je dois prendre le train ce soir pour Paris. Demain je monte sur un vol pour Tel-Aviv. Je suis toute heureuse à l’idée de revoir ma sœur qui doit accoucher en novembre. Je vais passer quelques semaines avec elle, au kibboutz. Je prépare ma valise et rejoins maman à  l'atelier, la fabrique de vêtements de mes parents. Elle veut m'emmener faire des achats avant mon voyage. Après 4 semaines sur la plage  en tête à tête à discuter, lire, se raconter des histoires, manger et dormir ensemble, ma mère et moi connaissent un niveau de connivence et intimité jamais atteint. Ces vacances en Camargue nous ont enfin réunies. Dans 3 mois j'aurai 20 ans et j'ai enfin trouvé ma mère. Un vrai miracle.

31 août 1976, l’après-midi : maman m’achète une jupe avec une fermeture éclair sur tout le devant et aussi des sandales. Je suis heureuse, non pas de recevoir ces cadeaux mais de l'attention que maman me porte. A notre retour à l'atelier elle s'assoie à son bureau et téléphone à son ophtalmo. "Ma vue a changé dit-elle, d'un seul coup!" Elle obtient un rendez-vous pour le lendemain matin. L'heure de mon train s'approche. Je vais à la gare toute seule. Comment me suis-je séparée de maman? Je ne m'en souviens pas. J’étais toute excitée de partir en voyage comme une jeune fille qui n'a même pas 20 ans est en droit de l’être. J'ai du lui dire au revoir rapidement et merci pour la jupe et hop dans le train pour Paris.

31 août 1976, le soir : Débarquée à Austerlitz je roule vers Saint-Mandé chez ma grande sœur. Dans l'entrée mon beau-frère me dit: "Elle est au téléphone". Je vois ma sœur assise dans un large fauteuil, écoutant attentivement son interlocuteur, le corps un peu penché vers l'avant, le visage décomposé. Elle lève son regard vers moi. "Il va falloir que je lui dise", se dit-elle, "il va bien falloir". Mais je n’écoute pas. Je marche sur une plage ensoleillée bien loin d'ici. Maman me dit:
- Tu as bien fait.
- J'ai bien fait quoi?
- De ne pas partir avec tes amis, de venir ici.

31 août 1976, la nuit : maman est atteinte d'une très grave hémiplégie. Ma grande sœur et moi avons pris le premier train pour Châteauroux. Il n'y a pas de places assises. Je me demande ce qu'elle ressent. Elle ne me dit rien et m'adresse des petits sourires de temps en temps comme pour m'encourager à respirer quelques minutes de plus. C'est curieux, ça m'est égal, en fait, ce qu'elle ressent. Ce que je ressens aussi. J'ai envie de mourir, là, tout de suite, pour ne pas voir maman aux soins intensifs mais surtout pour ne pas voir la tête de papa. Ça non, ça je ne peux pas. Je ne suis pas capable de voir mon père malheureux.




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dimanche 19 août 2018

50 av. de Verdun: la salle à manger II


Dans le coin de la pièce, près de la table à manger, se tenait la radio de papa. Je l'appelle ainsi car je  n'ai jamais vu qui que ce soit d'autre que lui en tourner les boutons. Tous les jours, à la première heure, on le voyait penché sur l'appareil, à l’écoute des premiers flashes de la matinée. Je n’étais personnellement jamais réveillée à 6h30 pour saisir cette image de lui dès l'aurore. Personne d'autre d'ailleurs ne l’était dans la maison et c’était là ses moments préférés, dans la solitude,  le silence, la concentration.

Pendant mon enfance, bien que les postes de télévision aient déjà envahi les demeures, la radio avait encore une place très importante. Je me souviens de la voix de Pierre Bellemare qui tous les jours, il me semble, emplissait la salle à manger. Des récits mystérieux, un peu noirs, parfois un peu biscornus que Bellemare dotait souvent d'une petite morale à sa façon. Ainsi, je n'oublierai jamais ce récit qui parlait d'un jeune homme charmant qui avait rencontré une jeune fille. Il allait chez elle et là, gros malentendu, il l'empoigne et veut coucher avec elle, elle non. Il lui brise le cou par mégarde en essayant de la mobiliser sur le lit. Morale de M. Bellemare, que son âme soit en paix quand même, “une jeune fille qui emmène un garçon chez elle ne sait-elle pas à quoi s'attendre?" Oui mais là oh Pierrot, une nuque brisée c'est pas la punition automatique pour les demoiselles qui disent "non". Enfin je dis ça comme ça ... Et puis j'oublie qu'on est au début des années 70.

La radio était le domaine de mon père, le placard celui de ma mère. Il n'y a pas de mots pour décrire le placard de maman mais j’écrirai quand même cette phrase par souci de réalisme: c’était un vrai bordel. Un incroyable, inextricable bordel. Seule maman s'y retrouvait parmi des papiers datant de la 2ème guerre mondiale, des lettres de la semaine dernière, des photos, des bibelots cassés, des bouteilles diverses dont une énorme de whisky, des objets divers sans aucun usage, des petits vases, des bijoux, de l'argent. Toute sa vie elle y a engrangé tout et n'importe quoi  sans jamais y faire le moindre ménage. J'ai moi-même hérité de cette manie du fourre-tout. J'ai tendance à choisir un tiroir et à m'en servir de la même manière, y accumulant des choses diverses. En général je nettoie ce tiroir une fois l'an.

Autre personnage de la salle à manger, le buffet, ou maman gardait ses beaux services à thé venus de Chine. J'ouvrais les portes du buffet et caressais les tasses fragiles, certaines transparentes, même. J'aimais beaucoup mettre mes doigts dans la salière et me passer le sel sur la langue. De mes petites mains je touchais chaque théière, chaque soucoupe, chaque assiette. Je ne les sortais jamais du buffet par peur de les casser et d'avoir à affronter les yeux de maman. Maman ne crierait pas, elle ne criait jamais. Elle ne me gronderait pas, elle ne me grondait jamais. Elle ne dirait pas un mot, me regarderait sans bouger les traits de son visage, et ce serait comme si je n'existais plus.

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mardi 30 janvier 2018

50 av. de Verdun: la salle à manger I


Les principaux acteurs de la salle à manger se tenaient modestement à leur place. Rien d'extraordinaire ni de particulier ne semblait les singulariser. Et pourtant... une grande partie des  souvenirs que j'ai engrangés durant mon enfance et adolescence sont issus de ma rencontre avec eux et de la relation intime et carrément passionnelle que j'ai fini par développer avec eux les années aidant: la table, le buffet, le placard de maman, la radio de papa.

Nous avions chacun notre territoire. Tout d'abord notre place à table, immuable. J’étais assise à son bout avec, à ma droite, papa et sa radio, et maman à ma gauche. A côté de papa, la place de ma sœur. Quand celle-ci est partie étudier à Paris, j'avais 11 ans. A partir de ce moment, ce fut les parents et moi, une petite famille en osmose totale qui respirait dans un même souffle, pleurait des mêmes yeux, riait et hurlait du même gosier. Pendant mes plus jeunes années, en déployant mille artifices, ma sœur s'était appliquée à me cacher la vérité et se mettait entre moi et le sombre gouffre qui avait happé nos parents pour toujours. Elle voulait que je vive, que j'ai des racines. Mais après son départ à l’université,  je me mis à souffrir de la même maladie que mes parents: l'absence, le vide et le manque.

A l'âge de 2 ans, je découvris la barre sous la table de la salle à manger. On pouvait s'y asseoir confortablement. Rapidement, cet endroit se convertit en siège stratégique. Je m'y réfugiais lorsqu'un ennemi redoutable me poursuivait avec une assiette d'épinards. Je m’étais créée un domaine tranquille à l'ombre de la nappe. La bonne n'allait pas se mettre à quatre pattes pour me rejoindre et de toute façon je lui aurais échappé. Mise en confiance par la lumière douce, le silence, et surtout mon état d'isolement, je jouais calmement avec des objets trouvés sur place: une serviette, une cuillère à soupe, des miettes de pain, une tache claire sur le tapis. De temps en temps la bonne m'apportait à boire. Cela ne la dérangeait pas que je sois coincée sous la table pendant des heures, bien au contraire, elle pouvait faire le ménage ou cuisiner comme elle l'entendait puisque je n'étais pas dans ses pattes.

Ma relation avec la nourriture fut établie à table entre papa et maman. Le matin je buvais une grande tasse de chicorée au lait, mangeais une tartine et dans la demi-heure qui suivait vomissais tout ça avant d'aller à la maternelle ou à l'école. Maman mettait cet événement quotidien sur le compte du stress et commença à cette époque à me créer un profil de petite fille en sous-poids, fragile et nerveuse. Cela dura jusqu'à mes 8 huit ans et l'on peut seulement imaginer l'état de mon œsophage et de mon estomac à cette période de ma vie. Aujourd'hui cette histoire est risible, tout le monde aura compris quel était le problème car nous avons l'habitude au 21ème siècle d'enfants intolérants au lait.

Un jour, assise à table, je me penchai vers la tasse de café de mon père.
- Pourquoi c'est noir? Lui dis-je.
- Je ne mets pas de lait.
- Pourquoi tu ne mets pas de lait?
- Parce que je n'aime pas trop le lait. Il fit avec la main un geste circulaire sur sa poitrine et une petite grimace.
Et voilà... J'avais tout compris en un instant. Du haut de mes huit ans je demandai à maman de ne plus verser de lait dans mon bol de chicorée.
- Mais ça va pas être bon sans lait, dit-elle.
- Je ne veux pas de lait, lui dis-je catégoriquement.

C'est ainsi que je cessai de vomir tous les matins et pus commencer une vie nutritionnelle normale et prendre du poids. Et mon estomac blessé par les vomissements perpétuels, qu'est-il devenu? Il n'a rien dit, il s'est tu poliment pendant des années, que dis-je, des décennies. Et puis un jour en hiver 2006, alors que ma grande sœur, malade d'un cancer, vivait les dernières semaines de sa vie, mon estomac s'est réveillé de son long sommeil. Il s'est souvenu de l'enfant que j'avais été, de la brûlure acide constante dans mon estomac, des nausées quotidiennes, du ventre vide à l'école, de l'envie de se précipiter sur la nourriture mais en même temps aussi la répulsion de la nourriture. Alors, finalement, après tout ce temps, il s'est mis à parler mais il ne parlait pas; il hurlait des choses comme "ça fait mal", "je suis pas d'accord", "on m'a pas demandé mon avis", "je vous emmerde", "j'en peux plus". Des fois, quand vraiment on en peut plus, c'est notre ventre qui prend la parole.



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dimanche 21 janvier 2018

50 av. de Verdun: le salon


Avant ma naissance, le salon servait également de chambre à mon grand-frère qui est de 19 ans mon aîné. J'aurais bien du mal à décrire cette époque pour moi complètement opaque puisque inexistante. De façon générale je peine à imaginer la présence de mon frère à la maison, étant adolescent, étant jeune homme. Il en va de même pour ma grande sœur, cela va de soi, puisqu'elle avait plus de 20 ans quand je suis née et habitait déjà à Paris. Pourtant j'ai toujours ressenti la présence de ma sœur, je veux dire que dans ma mémoire ma grande sœur a toujours eu une place. Mon frère, non. Lorsque, enfant, je cherchais ses traces dans la maison bâtie sur trois étages, je ne trouvais rien, ni un livre ou un bibelot qui lui aurait appartenu, ni un vêtement ou un flacon dont l'odeur aurait pu me guider vers un souvenir quelconque, un bruit de pas peut-être, le son d'une voix qui dévalerait les escaliers, un sourire furtif. Mais rien de cela et lorsque qu'on entrait dans le salon, rien ne laissait penser qu'un jeune homme y avait vécu dans le passé.

Sur la gauche, les instruments de culture donnaient le ton: le piano d'abord, puis la télévision. Sous la fenêtre, une table ronde pour déposer les plateaux, les assiettes, les tasses de thé et de façon générale des victuailles à manger rapidement. En face de la télé, un lit servant de canapé, près de lui, un fauteuil, puis une lampe, et un autre fauteuil identique. Ma sœur et moi (ma petite sœur, de 8 ans seulement mon aînée) nous asseyons sur le lit, mon père sur le fauteuil qui y était contigu et ma mère dans l'autre fauteuil. Il n'était pas question d'échanger nos places. Nous étions collés à nos sièges comme des personnages de fresque moyenâgeuse, sculptés dans la pierre. Mais reprenons du début: le piano.

J'avais passé beaucoup de temps, étant petite, à regarder ma sœur jouer. Debout à côté d'elle, j'étais émerveillée par son talent et la musique que ses  longs doigts légers arrivaient à créer. Il faut dire que tout en elle m'émerveillait mais ces moments ressortaient pour moi de la magie.  Je me collais à elle comme si mon existence dépendait des sons qui résonnaient dans le piano et ressentais une sorte d'exaltation qui insufflait la vie. Ainsi, pendant les années qui allaient suivre, mon piano allait devenir le dispositif qui me reliait à ma propre existence. Je m’exerçais à tout moment de la journée, pendant de longues heures. Tout disparaissait lorsque mes mains virevoltaient sur le clavier. Tout disparaissait. Mon cerveau vibrait dans des sphères lointaines, inconnues. Il fallait que ma mère m'interrompe pour venir à table, faire mes devoirs, retourner à l’école. J'avais bien du mal à m'arracher au clavier.

La télévision trônait dans le salon mais aussi dans la salle à manger durant les repas. Il n’était pas question de manquer un seul journal d'information et, ainsi, tous nous mangions un œil sur l’écran, l'autre sur la soupe. Les programmes, assez parcimonieux, consistaient de dessins animés, de séries américaines, de feuilletons français, et quelques films et émissions le soir. De tout ce bric-à-brac resurgissent quelques moments privilégiés et en premier la série américaine des années soixante "Le sous-marin de l'apocalypse - Voyage to the bottom of the sea" de Irvin Allen. 

J'avais un féroce béguin pour Kowalski, un membre de l'équipage du sous-marin Seaview, interprété par Del Monroe. Je guettais sa présence sur l’écran, toute énamourée. Même à 17 ans, au retour de mon père de 10 mois d'hospitalisation, j'en pinçais encore pour Kowalski. Mon père regardait la série avec moi et lui aussi s’était pris d'affection pour Kowalski, à cause de son nom polonais. Nous avions pris l'habitude de crier "Kowalski" à chaque fois que celui-ci apparaissait. Nous partagions cette hilarité éphémère à chaque fois, telles des groupies toutes échevelées. C'est comme ça que j'ai fini par comprendre que mon père n'avait pas besoin de grand-chose pour être heureux. Il avait échappé à la mort qui l'avait poursuivi pendant de cruels mois à Paris. Pendant ce temps-là je m'échappais à la vie, effacée, absente déjà. Mais en fin de compte, grâce à Kowalski, je vis le regard de mon père luire et il s’entremêlait au mien comme pour me dire tout le bonheur du monde.

Le soir, après dîner, nous regardions tous ensemble la télé. Aucune censure, de façon générale, n’était appliquée. On n'envoyait pas les enfants au lit, le dimanche, quand les images du film hebdomadaire étaient un peu osées. J'absorbais tout avidement, consciente de ma bonne augure. Un soir pourtant, il y eu exception à la règle. Cela arriva une seule fois lorsque "Le repos du guerrier" de Roger Vadim fut diffusé avec Robert Hossein et Brigitte Bardot dans les rôles principaux. L’éblouissante courbure de l’actrice, déployée sur une peau d'ours devant un feu de cheminée eu raison de la placidité de mon père. Il décréta que la jeunesse devait aller se coucher. 

Maman s'endormait toujours au milieu du film. Papa restait vaillant devant l’écran. J’étais assise sur le lit à côté de son fauteuil et lui donnais la main durant toute la soirée. C’était un geste quotidien et immuable. Il faut dire que papa parlait peu et qu'il fallait utiliser toute son imagination et détermination pour créer des liens de communication avec lui. Après le déjeuner que nous prenions en famille, mon père faisait la sieste sur le lit du salon pendant exactement vingt minutes. Alors que je continuais à jouer au piano, avec son autorisation, bien entendu, il s'endormait immédiatement et se mettait promptement à ronfler. Plus tard il se levait tout reposé et lui et maman repartaient au travail et nous, les enfants, reprenions le chemin de l’école. 



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lundi 8 janvier 2018

50 av. de Verdun: le vestibule


Cela fait plus d'un an que je n'ai pas écrit sur ce blog. Ce n'est ni anodin, ni fortuit. J'avais tracé d'avance la suite de mon exploration dans l'avenue de Verdun et il ne me restait plus qu'à tourner la clé et m'introduire dans la maison située au 50 avenue de Verdun. Ma maison.

J'ai fait un rêve lorsque j'avais environ 30 ans. Je descendais l'avenue de Verdun qui s’était transformée en rivière de sang. Je me tenais devant la porte d'entrée qui était fermée et je voulais franchir le seuil de ma maison. Je le voulais mais je ne savais pas comment. Je restais ainsi tandis que les flots rouges dans la rue menaçaient de m'emporter. Comment ouvrir la porte? La peur me tenaillait. Alors je me suis mise à hurler de tout mon saoul. Je rugissais et plus ma voix s'amplifiait, plus je me sentais forte et invulnérable. Dans mon rêve une voix m'encourageait et me disait que je pouvais tout conquérir, ouvrir toutes les portes.

La porte de ma maison s'ouvrit enfin et je continuai à rugir en franchissant  le vestibule, en le traversant, en ouvrant la porte qui donnait sur le salon. Papa y lisait son journal tranquillement, confortablement calé sur son fauteuil. Maman, debout, une tasse de thé à la main se dirigeait vers lui. Ils ne me voyaient pas et n'entendaient pas mes cris. Je traversai le salon et m'appuyai sur le mur de la salle à manger. Je hurlais toujours. J’étais devenue une bête féroce. De mes griffes, je caressai des taches roses, à peine visibles sur le papier peint.

J'aimais bien le vestibule. Il accordait un moment pour rentrer sa chemise et la reboutonner,  lisser son pantalon, renouer ses lacets, attacher ses cheveux. Avant de rentrer à la maison je me refaisais un visage, une attitude, un rictus de rigueur. Mes parents attendaient de me voir entrer avec une mine enjouée. Maman aussi émergeait du vestibule avec le sourire mais cela ne voulait rien dire. Elle était seulement fidèle au principe qu'il fallait toujours avoir bonne mine et faire bonne figure.  Apparemment, maman s’était convaincue elle-même que la seule explication de sa survie était son sourire indélébile et permanent qui lui avait toujours garanti d’être dans le camp des vainqueurs. Dans ce cas de figure, un vainqueur est quelqu'un qui a échappé à la solution finale.

Le vestibule avait deux portes, une qui donnait sur le salon, l'autre sur la salle à manger. Mes parents avaient condamné celle qui donnait sur la salle à manger afin de mieux tirer parti de l'espace ainsi libéré. Lorsque que nous avions des visites, le cadrant de la porte donnant sur le salon devenait le théâtre de mille artifices et clameurs. J'ai encore en mémoire le spectacle de ma grande sœur surgissant dans le salon avec ses bambins sur les bras, mon beau-frère embarrassé de valises, puis les aller-retours de chacun pour récupérer tous les bagages dans la voiture. La maison se remplissait subitement de gazouillis et babillages, d'odeurs douces et amères, de chansons, de livres d'enfants. Je regardais ma sœur avidement, émerveillée par son calme, par la tendresse qu'elle promulguait tout naturellement à ses enfants.  Mon père avait troqué un visage habituellement sombre et opaque avec une tronche hilare, des yeux frémissants d’excitation, un sourire radieux. Ma grande sœur a toujours fait cet effet-là sur lui; je ne lui en voulais pas.



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