jeudi 30 août 2018

29-30-31 : les derniers jours


29 août 1976 : je suis allongée sur la plage de la Grande Motte, flanquée de ma mère qui affiche un bronzage encore plus noir que d'habitude. La station balnéaire n’est pas très fréquentée. Maman n'a pas le moral car papa est fatigué. Elle répète fébrilement "je suis inquiète, je suis inquiète".  J'ai fait un rêve qui m'a électrifiée. J'ai abandonné brusquement un projet de voyage avec des amis et rejoint la Camargue, début août, dans un sentiment d'urgence qui me submergeait totalement, me donnant à penser que le pire pouvait arriver. Je trouvais mes parents sains et saufs, heureux de me voir. L’été se terminait mais j’étais inquiète pour papa, moi aussi. Dans mon rêve, j'avais vu un cerveau déchiré par une explosion. Il ne faisait pas de doute dans mon esprit que mon père, atteint d'une maladie cardio-vasculaire depuis 1972, était en danger.

30 août 1976 : nous faisons nos bagages et remontons sur Châteauroux, ma ville natale. Papa s’est levé de mauvaise humeur et s’énerve sur tout et rien. Il parle sèchement et durement. Il est désagréable avec maman et la traite comme si elle est incapable de faire quoi que ce soit proprement. Pour couronner le tout, sur la route du retour il fait des écarts brusques et injustifiés mettant en danger d'autres véhicules et nous-même, bien entendu. Il n’est pas question de lui en faire la remarque. Maman et moi échangeons des regards apeurés . En général papa est un excellent conducteur et ne prend jamais de risques. Que signifie ce soudain changement? Cela n'a aucun sens.

31 août 1976, le matin : je dois prendre le train ce soir pour Paris. Demain je monte sur un vol pour Tel-Aviv. Je suis toute heureuse à l’idée de revoir ma sœur qui doit accoucher en novembre. Je vais passer quelques semaines avec elle, au kibboutz. Je prépare ma valise et rejoins maman à  l'atelier, la fabrique de vêtements de mes parents. Elle veut m'emmener faire des achats avant mon voyage. Après 4 semaines sur la plage  en tête à tête à discuter, lire, se raconter des histoires, manger et dormir ensemble, ma mère et moi connaissent un niveau de connivence et intimité jamais atteint. Ces vacances en Camargue nous ont enfin réunies. Dans 3 mois j'aurai 20 ans et j'ai enfin trouvé ma mère. Un vrai miracle.

31 août 1976, l’après-midi : maman m’achète une jupe avec une fermeture éclair sur tout le devant et aussi des sandales. Je suis heureuse, non pas de recevoir ces cadeaux mais de l'attention que maman me porte. A notre retour à l'atelier elle s'assoie à son bureau et téléphone à son ophtalmo. "Ma vue a changé dit-elle, d'un seul coup!" Elle obtient un rendez-vous pour le lendemain matin. L'heure de mon train s'approche. Je vais à la gare toute seule. Comment me suis-je séparée de maman? Je ne m'en souviens pas. J’étais toute excitée de partir en voyage comme une jeune fille qui n'a même pas 20 ans est en droit de l’être. J'ai du lui dire au revoir rapidement et merci pour la jupe et hop dans le train pour Paris.

31 août 1976, le soir : Débarquée à Austerlitz je roule vers Saint-Mandé chez ma grande sœur. Dans l'entrée mon beau-frère me dit: "Elle est au téléphone". Je vois ma sœur assise dans un large fauteuil, écoutant attentivement son interlocuteur, le corps un peu penché vers l'avant, le visage décomposé. Elle lève son regard vers moi. "Il va falloir que je lui dise", se dit-elle, "il va bien falloir". Mais je n’écoute pas. Je marche sur une plage ensoleillée bien loin d'ici. Maman me dit:
- Tu as bien fait.
- J'ai bien fait quoi?
- De ne pas partir avec tes amis, de venir ici.

31 août 1976, la nuit : maman est atteinte d'une très grave hémiplégie. Ma grande sœur et moi avons pris le premier train pour Châteauroux. Il n'y a pas de places assises. Je me demande ce qu'elle ressent. Elle ne me dit rien et m'adresse des petits sourires de temps en temps comme pour m'encourager à respirer quelques minutes de plus. C'est curieux, ça m'est égal, en fait, ce qu'elle ressent. Ce que je ressens aussi. J'ai envie de mourir, là, tout de suite, pour ne pas voir maman aux soins intensifs mais surtout pour ne pas voir la tête de papa. Ça non, ça je ne peux pas. Je ne suis pas capable de voir mon père malheureux.




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dimanche 19 août 2018

50 av. de Verdun: la salle à manger II


Dans le coin de la pièce, près de la table à manger, se tenait la radio de papa. Je l'appelle ainsi car je  n'ai jamais vu qui que ce soit d'autre que lui en tourner les boutons. Tous les jours, à la première heure, on le voyait penché sur l'appareil, à l’écoute des premiers flashes de la matinée. Je n’étais personnellement jamais réveillée à 6h30 pour saisir cette image de lui dès l'aurore. Personne d'autre d'ailleurs ne l’était dans la maison et c’était là ses moments préférés, dans la solitude,  le silence, la concentration.

Pendant mon enfance, bien que les postes de télévision aient déjà envahi les demeures, la radio avait encore une place très importante. Je me souviens de la voix de Pierre Bellemare qui tous les jours, il me semble, emplissait la salle à manger. Des récits mystérieux, un peu noirs, parfois un peu biscornus que Bellemare dotait souvent d'une petite morale à sa façon. Ainsi, je n'oublierai jamais ce récit qui parlait d'un jeune homme charmant qui avait rencontré une jeune fille. Il allait chez elle et là, gros malentendu, il l'empoigne et veut coucher avec elle, elle non. Il lui brise le cou par mégarde en essayant de la mobiliser sur le lit. Morale de M. Bellemare, que son âme soit en paix quand même, “une jeune fille qui emmène un garçon chez elle ne sait-elle pas à quoi s'attendre?" Oui mais là oh Pierrot, une nuque brisée c'est pas la punition automatique pour les demoiselles qui disent "non". Enfin je dis ça comme ça ... Et puis j'oublie qu'on est au début des années 70.

La radio était le domaine de mon père, le placard celui de ma mère. Il n'y a pas de mots pour décrire le placard de maman mais j’écrirai quand même cette phrase par souci de réalisme: c’était un vrai bordel. Un incroyable, inextricable bordel. Seule maman s'y retrouvait parmi des papiers datant de la 2ème guerre mondiale, des lettres de la semaine dernière, des photos, des bibelots cassés, des bouteilles diverses dont une énorme de whisky, des objets divers sans aucun usage, des petits vases, des bijoux, de l'argent. Toute sa vie elle y a engrangé tout et n'importe quoi  sans jamais y faire le moindre ménage. J'ai moi-même hérité de cette manie du fourre-tout. J'ai tendance à choisir un tiroir et à m'en servir de la même manière, y accumulant des choses diverses. En général je nettoie ce tiroir une fois l'an.

Autre personnage de la salle à manger, le buffet, ou maman gardait ses beaux services à thé venus de Chine. J'ouvrais les portes du buffet et caressais les tasses fragiles, certaines transparentes, même. J'aimais beaucoup mettre mes doigts dans la salière et me passer le sel sur la langue. De mes petites mains je touchais chaque théière, chaque soucoupe, chaque assiette. Je ne les sortais jamais du buffet par peur de les casser et d'avoir à affronter les yeux de maman. Maman ne crierait pas, elle ne criait jamais. Elle ne me gronderait pas, elle ne me grondait jamais. Elle ne dirait pas un mot, me regarderait sans bouger les traits de son visage, et ce serait comme si je n'existais plus.

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