La rue de la Poste se terminait par les Nouvelles Galeries et rejoignait la rue Victor Hugo. C’était l'unique grand magasin de Châteauroux. C'est là-bas que je fis deux découvertes sur ma personne. La première était que je ne supportais pas les grands espaces. Chaque visite à ce magasin me renvoyait chez moi avec des palpitations, une légère nausée et le sentiment que la fin du monde se rapprochait un peu. La deuxième révélation fut que je n'aimais pas faire du shopping. Acheter des vêtements, des bijoux, du maquillage me semblait une occupation désagréable qu'il fallait raccourcir au possible. Encore aujourd'hui, je déteste faire du lèche-vitrines.
Mes amies du lycée, par bravade plus que par bêtise, chapardaient de temps en temps des bagues ou autres quincailleries sur les étalages des Nouvelles Galeries. J’étais tentée de le faire pour ne pas avoir l'air d'une trouillarde mais je trouvais toujours un moyen de m'esquiver. En fin de compte, j'en parlais un jour à Bernard qui me dit: "Mais ton père, tu n'y penses pas!" Cela faisait bien longtemps que papa n'avait pas glissé la main dans mes cheveux, peut-être parce qu'on se parlait moins depuis que j'avais grandi mais surtout parce qu'il était hospitalisé à Paris depuis au moins 8 mois et qu'il pouvait mourir à tout moment. Je le voyais le week-end aux heures des visites et nous n’étions jamais seuls. Je l'avais déjà perdu en quelque sorte.
En face des Nouvelles Galeries se trouvait la place de la République. Le café de Paris trônait sur l'avant faisant le coin avec la rue Victor Hugo. Je ne le fréquentais guère car je m’étais mis dans la tête que c’était un café de bourgeois. J'allais m’asseoir ailleurs, souvent au Bar Parisien où les élèves du lycée se retrouvaient. Pourtant, un jour, mon amie Anne et moi, nous sommes attablées au Café de Paris. Cette exception était due au fait que nous avions entamé une tournée de tous les cafés et bars du centre-ville. L'opération consistait à commander toujours la même boisson: un cassis crème.
C'est comme cela que nous avons terminé notre long circuit au Café de Paris, éméchées, hilares et ruinées. Anne et moi étions amies depuis la quatrième. Je l'avais adoptée dès son arrivée à Châteauroux. Ses parents étaient enseignants et venaient d'y être mutés. Les filles de la classe se moquaient d'elle et l'appelaient le pruneau. Nous la dépassions toutes d'une bonne tête. L’année suivante, en seconde, elle était svelte et plus grande que nous. A vrai dire, Anne et moi ne formions pas un couple assorti. Elle aimait faire les 400 coups et fuguait régulièrement pour revenir ensuite à la maison, livide et très meurtrie. Moi je ne prenais pas de risques et ne perpétrais aucunes folies. Ma mère attendait de moi que je sois une gentille fille. Le reste ne la concernait pas.
Le jour où je me suis assise au Café de Paris avec Michel, un ami que nous appelions Catherine et moi Philo ou Goldy, à cause de ses mèches blondes, il faisait doux et lumineux. Nous étions en juillet 1974, il portait une chemise claire qui tranchait sur sa peau bronzée. Un petit moment de bonheur s'est infiltré dans les reflets de verres malgré l’impossibilité de mener une conversation normale avec cet individu dont la principale occupation professionnelle était la revente de drogues dures. C’était un vieil ami (depuis le début de l’année scolaire) et je crois sincèrement que ce qui lui a plu chez moi, maman chérie, c’était que j’étais une bien gentille fille, très patiente, très à l’écoute, avec qui il pouvait parler pendant des heures entières de la difficulté de vivre, de la dureté et lâcheté des êtres humains, de sa déception et de la solitude.
Je l'aimais bien malgré son apparente laideur morale. Je l’ai revu sporadiquement à Paris. Sa santé se dégradait progressivement. Quand je reçus la nouvelle de son suicide, je passais l’été dans un kibboutz comme volontaire. Nous étions en août 1977. Le jour-même je décidais de tourner le dos à ma France natale et de m'installer en Israël pour toujours. Vidée de toutes mes larmes, j’avais compris qu'une page de ma vie était tournée et qu’il fallait aller de l’avant, il fallait vivre.
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