mardi 30 janvier 2018
50 av. de Verdun: la salle à manger I
Les principaux acteurs de la salle à manger se tenaient modestement à leur place. Rien d'extraordinaire ni de particulier ne semblait les singulariser. Et pourtant... une grande partie des souvenirs que j'ai engrangés durant mon enfance et adolescence sont issus de ma rencontre avec eux et de la relation intime et carrément passionnelle que j'ai fini par développer avec eux les années aidant: la table, le buffet, le placard de maman, la radio de papa.
Nous avions chacun notre territoire. Tout d'abord notre place à table, immuable. J’étais assise à son bout avec, à ma droite, papa et sa radio, et maman à ma gauche. A côté de papa, la place de ma sœur. Quand celle-ci est partie étudier à Paris, j'avais 11 ans. A partir de ce moment, ce fut les parents et moi, une petite famille en osmose totale qui respirait dans un même souffle, pleurait des mêmes yeux, riait et hurlait du même gosier. Pendant mes plus jeunes années, en déployant mille artifices, ma sœur s'était appliquée à me cacher la vérité et se mettait entre moi et le sombre gouffre qui avait happé nos parents pour toujours. Elle voulait que je vive, que j'ai des racines. Mais après son départ à l’université, je me mis à souffrir de la même maladie que mes parents: l'absence, le vide et le manque.
A l'âge de 2 ans, je découvris la barre sous la table de la salle à manger. On pouvait s'y asseoir confortablement. Rapidement, cet endroit se convertit en siège stratégique. Je m'y réfugiais lorsqu'un ennemi redoutable me poursuivait avec une assiette d'épinards. Je m’étais créée un domaine tranquille à l'ombre de la nappe. La bonne n'allait pas se mettre à quatre pattes pour me rejoindre et de toute façon je lui aurais échappé. Mise en confiance par la lumière douce, le silence, et surtout mon état d'isolement, je jouais calmement avec des objets trouvés sur place: une serviette, une cuillère à soupe, des miettes de pain, une tache claire sur le tapis. De temps en temps la bonne m'apportait à boire. Cela ne la dérangeait pas que je sois coincée sous la table pendant des heures, bien au contraire, elle pouvait faire le ménage ou cuisiner comme elle l'entendait puisque je n'étais pas dans ses pattes.
Ma relation avec la nourriture fut établie à table entre papa et maman. Le matin je buvais une grande tasse de chicorée au lait, mangeais une tartine et dans la demi-heure qui suivait vomissais tout ça avant d'aller à la maternelle ou à l'école. Maman mettait cet événement quotidien sur le compte du stress et commença à cette époque à me créer un profil de petite fille en sous-poids, fragile et nerveuse. Cela dura jusqu'à mes 8 huit ans et l'on peut seulement imaginer l'état de mon œsophage et de mon estomac à cette période de ma vie. Aujourd'hui cette histoire est risible, tout le monde aura compris quel était le problème car nous avons l'habitude au 21ème siècle d'enfants intolérants au lait.
Un jour, assise à table, je me penchai vers la tasse de café de mon père.
- Pourquoi c'est noir? Lui dis-je.
- Je ne mets pas de lait.
- Pourquoi tu ne mets pas de lait?
- Parce que je n'aime pas trop le lait. Il fit avec la main un geste circulaire sur sa poitrine et une petite grimace.
Et voilà... J'avais tout compris en un instant. Du haut de mes huit ans je demandai à maman de ne plus verser de lait dans mon bol de chicorée.
- Mais ça va pas être bon sans lait, dit-elle.
- Je ne veux pas de lait, lui dis-je catégoriquement.
C'est ainsi que je cessai de vomir tous les matins et pus commencer une vie nutritionnelle normale et prendre du poids. Et mon estomac blessé par les vomissements perpétuels, qu'est-il devenu? Il n'a rien dit, il s'est tu poliment pendant des années, que dis-je, des décennies. Et puis un jour en hiver 2006, alors que ma grande sœur, malade d'un cancer, vivait les dernières semaines de sa vie, mon estomac s'est réveillé de son long sommeil. Il s'est souvenu de l'enfant que j'avais été, de la brûlure acide constante dans mon estomac, des nausées quotidiennes, du ventre vide à l'école, de l'envie de se précipiter sur la nourriture mais en même temps aussi la répulsion de la nourriture. Alors, finalement, après tout ce temps, il s'est mis à parler mais il ne parlait pas; il hurlait des choses comme "ça fait mal", "je suis pas d'accord", "on m'a pas demandé mon avis", "je vous emmerde", "j'en peux plus". Des fois, quand vraiment on en peut plus, c'est notre ventre qui prend la parole.
Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2016-2017-2018
dimanche 21 janvier 2018
50 av. de Verdun: le salon
Avant
ma naissance, le salon servait également de chambre
à mon grand-frère qui est de 19 ans mon aîné. J'aurais bien du mal
à décrire cette époque pour moi complètement opaque puisque inexistante.
De façon générale je peine à imaginer la présence de mon frère à la
maison, étant adolescent, étant jeune homme. Il en va de même pour ma grande
sœur, cela va de soi, puisqu'elle avait plus de 20 ans quand je suis née et
habitait déjà à Paris. Pourtant j'ai toujours ressenti la présence de ma
sœur, je veux dire que dans ma mémoire ma grande sœur a toujours eu une place.
Mon frère, non. Lorsque, enfant, je cherchais ses traces dans la maison bâtie
sur trois étages, je ne trouvais rien, ni un livre ou un bibelot qui lui aurait
appartenu, ni un vêtement ou un flacon dont l'odeur aurait pu me guider vers un
souvenir quelconque, un bruit de pas peut-être, le son d'une voix qui
dévalerait les escaliers, un sourire furtif. Mais rien de cela et lorsque qu'on
entrait dans le salon, rien ne laissait penser qu'un jeune homme y avait vécu
dans le passé.
Sur la gauche, les instruments de culture donnaient le ton: le piano d'abord, puis
la télévision. Sous la fenêtre, une table ronde pour déposer les plateaux, les
assiettes, les tasses de thé et de façon générale des victuailles à manger
rapidement. En face de la télé, un lit servant de canapé, près de lui, un
fauteuil, puis une lampe, et un autre fauteuil identique. Ma sœur et moi (ma
petite sœur, de 8 ans seulement mon aînée) nous asseyons sur le lit, mon père
sur le fauteuil qui y était contigu et ma mère dans l'autre fauteuil. Il
n'était pas question d'échanger nos places. Nous étions collés à nos
sièges comme des personnages de fresque moyenâgeuse, sculptés dans la pierre.
Mais reprenons du début: le piano.
J'avais passé beaucoup de temps, étant petite, à regarder ma sœur jouer. Debout à
côté d'elle, j'étais émerveillée par son talent et la musique que
ses longs doigts légers arrivaient à créer. Il faut dire que tout en
elle m'émerveillait mais ces moments ressortaient pour moi de la magie.
Je me collais à elle comme si mon existence dépendait des sons qui
résonnaient dans le piano et ressentais une sorte d'exaltation qui insufflait
la vie. Ainsi, pendant les années qui allaient suivre, mon piano allait
devenir le dispositif qui me reliait à ma propre existence. Je m’exerçais
à tout moment de la journée, pendant de longues heures. Tout disparaissait
lorsque mes mains virevoltaient sur le clavier. Tout disparaissait. Mon cerveau
vibrait dans des sphères lointaines, inconnues. Il fallait que ma mère
m'interrompe pour venir à table, faire mes devoirs, retourner
à l’école. J'avais bien du mal à m'arracher au clavier.
La télévision trônait dans le salon mais aussi dans la salle à manger durant les
repas. Il n’était pas question de manquer un seul journal d'information et,
ainsi, tous nous mangions un œil sur l’écran, l'autre sur la soupe. Les
programmes, assez parcimonieux, consistaient de dessins animés, de séries
américaines, de feuilletons français, et quelques films et émissions le soir.
De tout ce bric-à-brac resurgissent quelques moments privilégiés et en
premier la série américaine des années soixante "Le sous-marin de
l'apocalypse - Voyage to the bottom of the sea" de Irvin Allen.
J'avais un féroce béguin pour Kowalski, un membre de l'équipage du sous-marin Seaview,
interprété par Del Monroe. Je guettais sa présence sur l’écran, toute
énamourée. Même à 17 ans, au retour de mon père de 10 mois
d'hospitalisation, j'en pinçais encore pour Kowalski. Mon père regardait la
série avec moi et lui aussi s’était pris d'affection pour Kowalski,
à cause de son nom polonais. Nous avions pris l'habitude de crier
"Kowalski" à chaque fois que celui-ci apparaissait. Nous
partagions cette hilarité éphémère à chaque fois, telles des groupies
toutes échevelées. C'est comme ça que j'ai fini par comprendre que mon père
n'avait pas besoin de grand-chose pour être heureux. Il avait échappé à la
mort qui l'avait poursuivi pendant de cruels mois à Paris. Pendant ce
temps-là je m'échappais à la vie, effacée, absente déjà. Mais en fin
de compte, grâce à Kowalski, je vis le regard de mon père luire et il s’entremêlait au
mien comme pour me dire tout le bonheur du monde.
Le soir, après dîner, nous regardions tous ensemble la télé. Aucune censure, de
façon générale, n’était appliquée. On n'envoyait pas les enfants au lit,
le dimanche, quand les images du film hebdomadaire étaient un peu osées.
J'absorbais tout avidement, consciente de ma bonne augure. Un soir pourtant, il
y eu exception à la règle. Cela arriva une seule fois lorsque "Le repos du
guerrier" de Roger Vadim fut diffusé avec Robert Hossein et Brigitte
Bardot dans les rôles principaux. L’éblouissante courbure de l’actrice,
déployée sur une peau d'ours devant un feu de cheminée eu raison de la
placidité de mon père. Il décréta que la jeunesse devait aller se
coucher.
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lundi 8 janvier 2018
50 av. de Verdun: le vestibule
Cela fait plus d'un an que je n'ai pas écrit sur ce blog. Ce n'est ni anodin, ni fortuit. J'avais tracé d'avance la suite de mon exploration dans l'avenue de Verdun et il ne me restait plus qu'à tourner la clé et m'introduire dans la maison située au 50 avenue de Verdun. Ma maison.
J'ai fait un rêve lorsque j'avais environ 30 ans. Je descendais l'avenue de Verdun qui s’était transformée en rivière de sang. Je me tenais devant la porte d'entrée qui était fermée et je voulais franchir le seuil de ma maison. Je le voulais mais je ne savais pas comment. Je restais ainsi tandis que les flots rouges dans la rue menaçaient de m'emporter. Comment ouvrir la porte? La peur me tenaillait. Alors je me suis mise à hurler de tout mon saoul. Je rugissais et plus ma voix s'amplifiait, plus je me sentais forte et invulnérable. Dans mon rêve une voix m'encourageait et me disait que je pouvais tout conquérir, ouvrir toutes les portes.
La porte de ma maison s'ouvrit enfin et je continuai à rugir en franchissant le vestibule, en le traversant, en ouvrant la porte qui donnait sur le salon. Papa y lisait son journal tranquillement, confortablement calé sur son fauteuil. Maman, debout, une tasse de thé à la main se dirigeait vers lui. Ils ne me voyaient pas et n'entendaient pas mes cris. Je traversai le salon et m'appuyai sur le mur de la salle à manger. Je hurlais toujours. J’étais devenue une bête féroce. De mes griffes, je caressai des taches roses, à peine visibles sur le papier peint.
J'aimais bien le vestibule. Il accordait un moment pour rentrer sa chemise et la reboutonner, lisser son pantalon, renouer ses lacets, attacher ses cheveux. Avant de rentrer à la maison je me refaisais un visage, une attitude, un rictus de rigueur. Mes parents attendaient de me voir entrer avec une mine enjouée. Maman aussi émergeait du vestibule avec le sourire mais cela ne voulait rien dire. Elle était seulement fidèle au principe qu'il fallait toujours avoir bonne mine et faire bonne figure. Apparemment, maman s’était convaincue elle-même que la seule explication de sa survie était son sourire indélébile et permanent qui lui avait toujours garanti d’être dans le camp des vainqueurs. Dans ce cas de figure, un vainqueur est quelqu'un qui a échappé à la solution finale.
Le vestibule avait deux portes, une qui donnait sur le salon, l'autre sur la salle à manger. Mes parents avaient condamné celle qui donnait sur la salle à manger afin de mieux tirer parti de l'espace ainsi libéré. Lorsque que nous avions des visites, le cadrant de la porte donnant sur le salon devenait le théâtre de mille artifices et clameurs. J'ai encore en mémoire le spectacle de ma grande sœur surgissant dans le salon avec ses bambins sur les bras, mon beau-frère embarrassé de valises, puis les aller-retours de chacun pour récupérer tous les bagages dans la voiture. La maison se remplissait subitement de gazouillis et babillages, d'odeurs douces et amères, de chansons, de livres d'enfants. Je regardais ma sœur avidement, émerveillée par son calme, par la tendresse qu'elle promulguait tout naturellement à ses enfants. Mon père avait troqué un visage habituellement sombre et opaque avec une tronche hilare, des yeux frémissants d’excitation, un sourire radieux. Ma grande sœur a toujours fait cet effet-là sur lui; je ne lui en voulais pas.
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