mercredi 28 octobre 2015

L'atelier - Le hall


Quand on entrait dans la fabrique, on allait tout droit et traversait un long et grand passage ou s'entassaient quelques rouleaux de tissu. On dépassait l'escalier sur la gauche ainsi que les toilettes et l'on arrivait au hall. Cette énorme salle était en général occupée par papa mais aussi par maman, qui s'affairait à y faire des colis entre deux bordereaux. Le bâtiment abritait autrefois, au XIXe siècle, la première salle d'armes de Châteauroux et le hall servait de gymnase pour les officiers.

Mes premiers souvenirs de cette salle sont les séances de pesée que maman me faisait subir sur la balance qui servait à l'ordinaire à peser les colis. Je me juchais dessus, ravie de faire un peu d'acrobatie et attendais que sortent de la bouche de ma mère les mots si redoutés: "elle fait toujours 17 kilos". Un de mes buts à l’époque était de dépasser les 20 kilos et de ne plus pouvoir utiliser la balance de l'atelier. Mais les 20 kilos tardaient à s’accumuler et même à l' âge de 6 ans, j'en étais loin. C’était malgré tout une grande cérémonie qui me faisait chaud au cœur car j’étais au centre du drame qui se poursuivait le long de ces années, intitulé "pourquoi la petite ne grossit pas".

Plus tard, je découvris toute seule la raison de ma maigreur; j’étais intolérante au lactose ce qui expliquait pourquoi je vomissais tous les matins les bols de chicorée de ma mère  me faisait ingurgiter. Ensuite, l’œsophage et l'estomac écorchés par les vomissements quotidiens que l'on finit par mettre sur le compte de la nervosité, je n'avais plus d’appétit.

Une fois les vêtements fabriqués et les commandes remplies, il fallait faire le colis pour le client. Pour une raison qui ne s'explique pas, malgré une quinzaine d’employés à son service, c’était ma mère qui faisait les colis. Elle se vantait d’être une vraie championne et d’être capable de ficeler un colis de 80 kilos. Maman m'apprit la technique pour faire les colis et il m'arrivait souvent d'en faire quelques uns après le lycée.

A vrai dire j'y avais pris goût, apparemment pour la même raison que ma mère. C’était un travail physique et l’adrénaline ne tardait pas à se pointer. Quand on avait terminé 5 à 6 colis, on faisait une pause, en sueur, les yeux luisants, un peu hilare, et on ressentait un bonheur bizarre, le bonheur de la tâche bien faite, le bonheur du labeur.

C'est dans le hall que mes parents faisaient les essayages des clients qui voulaient du sur mesure.  Quelques particuliers préféraient commander des vêtements de cuir exactement à leur taille. Parfois il s'agissait de personnes fortes mais pas toujours. Maman était très performante en ce qui concernait la communication avec les clients. Toujours souriante, elle les charmait de son regard noir et envoûtant, de sa bouche vermeille et sa voix douce. Papa présentait également bien de sa personne, très bel homme aux yeux bleu clair et au visage ciselé. Il n’était cependant pas toujours aimable et pouvait manquer de patience.

Une fois maman se mit en grogne car il avait fait des remontrances à une cliente. La pauvre était venue à deux essayages différents portant deux soutien-gorges différents. Résultat de l'affaire, au deuxième essayage le vêtement n’était plus à sa place au niveau de la poitrine.  Je trouvais cela très drôle mais maman était furieuse que papa en ait fait la remarque à la cliente qui s’était bien évidemment vexée.

Les disputes de mes parents résonnaient souvent dans le hall. Personne ne s'en offusquait et cela faisait partie du bruit de fond. Ils pouvaient aussi se raconter des blagues ou discuter du travail des représentants, des hommes qu'ils respectaient tous et avec qui ils maintenaient des rapports amicaux. Nous allions régulièrement leur rendre visite, en général dans des petites villes ou des villages. La rencontre était très conviviale; après que nos hôtes aient versé à mes parents leur meilleur vin, j’étais présentée aux enfants de la maison et nous partions jouer dans la cour ou sur la place du village.

Un seul représentant venait à la maison régulièrement, c’était monsieur Paquet. Mes parents et lui s'entendaient parfaitement. Il venait de loin et restait dormir chez nous. Je l'aimais beaucoup et il m'inspirait particulièrement confiance. Dans un grand élan de témérité, je décidai un jour de lui montrer mes poèmes que j’écrivais depuis l'âge  de 13 ans. Je ne les avais jamais montrés à qui que se soit. Il m'encouragea sur le champ à continuer d’écrire.

Merveilleux M. Paquet dont la bonne humeur et la grâce remplissaient la maison au 50 avenue de Verdun, à Châteauroux dans l'Indre, où ma mère avait trouvé refuge pendant la guerre et avait survécu avec ses deux enfants. Les yeux de ma mère s'illuminaient plus encore et mon père souriait paisiblement, ce qui n’était pas coutume vu qu'il abordait en général un visage glacé et triste.



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jeudi 22 octobre 2015

L'atelier - Le bureau



Mes premiers souvenirs de l'atelier, au 53 bis rue Ledru-Rollin, à Châteauroux, sont bien flous, même inexistants. Pourtant j'ai vécu depuis toujours dans cet antre qui faisait partie intégrale de ma vie dès le départ. A la sortie de l’école, je n'allais pas à la maison mais bien à l'atelier, là ou mes parents dirigeaient leur fabrique de vêtements.  Au début je trouvais l'atelier immense, insondable. Il est vrai que dans le hall qui fut dans le passé un gymnase pour des escrimeurs,  les plafonds perçaient deux étages,

Mes parents avaient acheté l'atelier après la guerre, quand papa fut rapatrié du Stalag ou il avait été prisonnier pendant 5 ans. Ils n'avaient pas d'argent mais le propriétaire leur avait permis d’étaler les paiements sur une longue période. Au lendemain de la guerre ils fabriquaient  des gabardines qui s'arrachaient sur les marchés, puis des uniformes, des vêtements pour la chasse et la pèche et finalement des vêtements de cuir; l'affaire prospérait d’année en année.

Historique du monument:
http://www.lanouvellerepublique.fr/Indre/Communes/Ch%C3%A2teauroux/n/Contenus/Articles/2015/08/20/La-premiere-salle-d-armes-rue-Ledru-Rollin-2436123

Quand on entrait par la porte principale on avait à gauche le bureau. C’était le territoire de maman. Elle s'occupait de tout le travail administratif, flanquée d'une secrétaire pour la correspondance. Le bureau comportait deux pièces, celle ou on entrait d'abord avec au fond une longue table derrière laquelle la secrétaire tapait ses lettres, sur le côté des vêtements accrochés, et un miroir sur le mur prés de la table. Cette pièce donnait sur la rue Ledru-Rollin.

Une autre pièce y était adjacente; le bureau de ma mère était placé dans un décor sobre sur fond d'étagères pleines de dossiers. Devant le bureau se trouvait une table avec une chaise qui faisait face à ma mère. C'est là ou à l'âge de la maternelle je dessinais des maisons et des bateaux, puis j'y faisais mes devoirs, j’écrivais des lettres, des poèmes. De temps en temps je levais la tête et contemplais ma mère qui s’affairait à ses dossiers ou parlait avec jovialité au téléphone. Un jour en 1976, je l’écoutais parler à son oculiste. Elle disait que sa vue avait changé. Le médecin lui donna rendez-vous pour le lendemain, mais le lendemain c’était trop tard: ma mère fit une grave hémiplégie le soir même.

A côté du bureau de maman ce trouvait un genre de cagibis ou le coffre-fort, énorme,  régnait silencieusement. Seuls mes parents et mon frère en connaissaient la combinaison. En 1972 mon père tomba malade et fut hospitalisé pour une très longue période, Mon frère vivait  à l’époque en Israël. Mes parents me convoquèrent dans la chambre d’hôpital de papa et m’annoncèrent qu'ils avaient décidé de me divulguer la combinaison du coffre car dans la nouvelle situation seule maman y avait accès.  J’étais très fière de la confiance que mes parents m'octroyaient. J'avais alors 16 ans et demi. Je n'ai jamais oublié la combinaison.

Le bureau était un endroit agréable ou je pouvais rester des heures entières après l’école. De temps en temps mon père y faisait une apparition, souvent accompagné de clients qui voulaient acheter du sur-mesure. Un jour en revenant du lycée je trouvais mon père assis dans la première pièce du bureau sous les tringles des vêtements de cuir.  Je ne vis pas tout de suite qu'il pleurait car je fus d'abord saisie par le bruit de ses sanglots si amers et brutaux. Ni maman, ni la secrétaire n’étaient présentes. Il me regarda mais ne bougea pas. J'avais l'habitude.

Parfois j'entrais dans une pièce, que ce soit à la maison ou à l'atelier, tout naturellement, comme d'habitude, et j'y trouvais un de mes parents en larmes. Ils regardaient devant eux d'une façon presque surréelle, comme si soudain des fantômes étaient venus à leur rencontre. Je me suis souvent demandée qu'elle était la combinaison secrète pour soigner les larmes de mes parents. Pourquoi étais-je si démunie? Ce jour-la papa ne put pas me parler. Il fit un geste de la main que j’interprétai par "c'est comme ça ma chérie, ça va passer".



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