La
salle de bain se situait à mi- étage entre le rez de chaussée et les
chambres. C’était la seule pièce de la maison qui pouvait se fermer à clé.
Souvent j'y allais pour le plaisir de tourner lentement la clé et de rejoindre
mon endroit favori, entre la lessive en poudre et la baignoire. Je fermais les
yeux et je me reposais. Enveloppée d'une grande tranquillité, je rêvais de pays
lointains, de Michel Strogoff, le héros de Jules Verne au regard bleu comme
celui de mon père et de princesses orientales aux yeux brûlants comme ceux de
ma mère.
De ma place, assise sur une chaise basse, je voyais la baignoire, la machine à laver, l’étroite porte ondulée qui donnait sur l’évier et les toilettes. Sur la gauche se trouvait une fenêtre à deux battants. C’était là où mon père se rasait, accrochant un miroir à une poignée de la fenêtre et maniant son rasoir avec dextérité. Il avait la mâchoire fort belle, un véritable exploit géométrique, droite et douce, dure et lisse, si parfaite qu'elle n'aurait pas fait honte à une star de cinéma. J'aimais bien regarder papa se raser en pantalon de pyjama et maillot de corps blanc. Ses yeux bleus pales jetaient parfois un regard sur moi.
- Qu'est-ce que tu regardes? Disait-il
en passant lentement le rasoir sous son nez.
Je ne
répondais pas. Je regardais mon héros, évadé des steppes de Sibérie, armé de
son courage perpétuel et de son sabre, le visage hermétique. Il
parlait peu, c'est vrai, et il mourut quand j'avais 24 ans, ce qui freina
quelque peu nos conversations. Il me fallut beaucoup de temps, mais je
finis par comprendre qu'il m'avait aimé inconditionnellement. Je le regardais
alors que la lumière tombait sur les carreaux de la fenêtre; son visage
s'enflamma, ses yeux se plissèrent. Le rasoir glissa et coupa sa peau.
- Et
Meerde, dit-il sèchement. Kokale,
apporte-moi une serviette, une serviette mouillée. Bon, ce n’est pas trop
grave. C’est le soleil qui m’a ébloui.
- Quand
tu étais prisonnier, papa, tu te rasais souvent? Tu avais un rasoir?
- C'est
le soleil, tu comprends. Ça n'arrive pas très souvent. Allez, je dois aller
m'habiller.
- Papa,
quand tu étais ....
- C'est
une belle journée aujourd'hui. Une belle journée.
-Ma
mère surgit soudain sur le palier, les
cheveux défaits, enveloppée d’une robe de chambre et des pantoufles aux pieds.
Elle touche une goutte de sang sur le maillot de corps de papa.
- Vas
iz geshen mit dir, Lejbele? (Qu’est-ce qui t'est arrivé?)
- Es
gornisht. (C'est rien)
- Vas
gornisht? Es iz blut. (Quoi rien? C'est du sang)
-Ne
t’inquiète pas, c'est le soleil, maman. C'est juste le soleil.
-Bon, je
me lave. Tout le monde dehors. Mais avant mon départ, pendant que papa lave son
rasoir, le sèche et le remet en place dans son étui, elle se met debout devant
le miroir et s’esclaffe : « ne va surtout pas copier ma
coiffure ». Elle rit aux éclats, bruyamment, brandissant ses cheveux en
l’air. Moi aussi je rie. Elle fait cette blague très souvent et à chaque fois
je m’amuse à la vue de ses cheveux hirsutes, de ses airs d’Anna Magnani,
sauvage et violente, d’une beauté sublime et triomphante.
Souvent
j’entrais dans la salle de bain pour
guetter mes voisins. Ils habitaient dans une maison semblable et contiguë
à la nôtre. Dans cet immeuble, la propriétaire avait divisé l’espace en
petits appartements. Les voisins qui m'intéressaient habitaient au premier
étage et leur fenêtre donnait sur notre cour et la fenêtre de la salle de bain.
Quand il faisait beau, j'aimais bien voir ce jeune couple s'appuyer sur
le bord de la fenêtre, leurs bras enlacés. Ils me connaissaient car ils me
faisaient toujours un petit signe de la main et parfois me disaient
"Coucou" ou "Bonjour". Je ne savais rien d'eux et me basais
sur leur apparence pour me faire une opinion. L'homme avait la peau noire, des
cheveux courts et crépus. Sa femme était blanche et avait de longs
cheveux blonds. Je sus plus tard par ma sœur que l'homme était un footballeur
professionnel de la Berrichonne issu de la Guadeloupe.
Presque
tous les matins, à cette
époque, je prenais le bus pour aller à l’école. J'avais alors 9 ans. En
sortant de chez lui, il passait derrière moi à l’arrêt du bus, caressait mes
cheveux tout noirs et frisés, et il disait toujours la même chose; "mon
petit mouton noir". Son sourire m’éblouissait en un instant. En le voyant
s’éloigner vers sa voiture, je pensais qu'il reviendrait demain et passerait de
nouveau sa main dans mes cheveux. Il le savait bien: j’étais le petit mouton
noir et lui, le grand.
J'ouvrais
la fenêtre de la salle de bains et je
me contentais parfois de regarder dans la direction de leur appartement. Quand
ils apparaissaient tous les deux, mon cœur battait très fort. Quand il se
montrait seul dans l'embrasure de la fenêtre, mon cœur se figeait. Il me
fallut encore quelques années pour comprendre la signification de cet arrêt
impromptu et la paralysie qui m'envahissait. Le grand mouton noir me parlait
de mon avenir que j'ignorais encore et moi, le petit mouton noir, je lui
rappelais peut-être quelque chose de son passé.
Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2020