mercredi 23 novembre 2016

Les rues - L'avenue de Verdun - 2



J'ai vécu quotidiennement dans la même rue pendant 18 ans. Tout était à sa place et je ne me posais jamais de questions comme si j’étais née sur une scène de théâtre inamovible et permanente. J'ai du mal, ainsi, à me souvenir des commerçants car ils se fondaient dans une image lisse et assoupie qui allait de soi. J'ai le regret aujourd'hui de ne pas avoir davantage exploré ma rue, de ne pas l'avoir chassée et capturée comme je le faisais à Preuilly pour tous les paysages. L'avenue de Verdun n’était pas un paysage mais une extension de mon corps que je regardais à peine.

Pas très loin de la maison nichait une mercerie où de temps en temps nous allions acheter des fournitures. La patronne avait accumulé avec les années une gigantesque collection de cartes de vœux. Nous parcourions avec délice cet étalage pour chercher une carte qui conviendrait à un anniversaire ou une fête des mères etc. La majorité des cartes étaient anciennes avec  des illustrations bucoliques et naïves, parsemées de dorures. Parfois, une heure entière passait sous les yeux de la propriétaire qui dispersait des encouragements, des conseils et surtout un sourire doux et bienveillant.

Pratiquement en face de la maison se trouvait durant mon enfance une fabrique ou un atelier qui appartenait, il me semble, à la famille Citoleux. C'est là qu'à la fin des années 50 y travaillait un jeune homme, Pierre. En sortant du travail il remarqua une jeune fille brune qui fermait les volets de sa maison, en face. Il l'observa quelques temps avant de lui dire bonjour. Cette jeune fille, Annick, lui dit qu'elle travaillait chez des juifs. Elle avait été engagé 3 ans plus tôt quand sa patronne était enceinte.

Les jeunes gens aimaient bien se parler. Un jour ils partirent faire une promenade au petit bois là où la petite de la patronne avait l'habitude de jouer. Ils se rencontrèrent ainsi plusieurs fois, toujours accompagnés de l'enfant. Pierre qui avait un sourire magnifique et de beaux yeux foncés, apprit à la connaître et l'apprivoisa. Cela plaisait beaucoup à Annick qui adorait la petite fille et ne la quittait jamais des yeux.  A vrai dire elles étaient en osmose toutes les deux depuis la naissance de l'enfant. Ainsi, Pierre avait-il trouvé le chemin du cœur d'Annick. Le jeune couple se fiança et la jeune fille, à l'âge de 20 ans, quitta la maison de ses patrons pour construire sa vie.

Je me souviens de cet homme comme s'il était encore présent devant moi, joyeux, bavard, optimiste. Je me souviens de son regard sur cette jeune fille qu'il n'aimait pas encore mais déjà il ne pouvait pas passer une journée sans la voir. Je me souviens de lui qui revient avec moi de la promenade heureux, léger, lumineux. Il me prend la main en jubilant, il regarde la femme qu'il convoite. Moi je l'aimais, j'avais confiance en lui.

J'avais compris qu'Annick allait partir donc moi aussi j'allai partir.  Nous allions partir tous les trois. J'avais fait un rêve où j’étais assise dans ma poussette. Je me retournais pour voir qui se tenait derrière moi; Annick et Pierre me poussaient ensemble et me regardaient avec amour et fierté. Je ne me souviens pas de l'instant où j'ai compris qu'elle partait sans moi. Maman assistera seule au mariage avec ma sœur à ses côtés. Les photos montreront que papa debout dans la rue me portait à bout de bras alors que je hurlais de tout mon soûl.

Le déchirement que j'ai vécu ce jour-là ne s'est jamais entièrement dissipé. J'ai toujours eu honte d'avoir été autant marquée par une séparation aussi banale. En gros, la bonne avait grandi, s’était mariée et était partie. C'est ce qu'elles faisaient toutes éventuellement. Il me fallut attendre 35 ans pour recueillir un témoignage crucial: ma mère m'apprit en 1994 qu'Annick n'avait pas supporté non plus la séparation. Après son mariage elle avait souffert d'une dépression et dans son désarroi demandait constamment à me voir. Son mari était venu en parler à ma mère. En fin de compte, Annick tomba enceinte et donna le jour à une petite fille qu'elle nomma Nathalie. Pour elle, le drame était clos.




Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2016

mercredi 9 novembre 2016

Les rues: l'avenue de Verdun - 1


Je suis née avenue de Verdun, à Châteauroux, au no.50. J'y ai vécu jusqu’en octobre 1974 quand, à l'aube de mes 18 ans, le bac en poche, je tournai le dos à mon enfance et montai à Paris. L'avenue de Verdun s'appelait dans le passé l'avenue de l’hôpital car c'est là que s'y trouvait l’hôpital. J'y suis allée une seule fois dans ma vie quand j'avais 5 ans et 2 mois. Ma belle-sœur y avait accouché d'une petite fille que mon frère et elle appelèrent, curieusement, du même nom que moi. On ne m'a jamais donné d'explications à ce sujet. Dans mon imaginaire un peu débordant, je me suis inventée cette histoire: à l’époque j'avais été kidnappée et mon frère, pensant que je ne reviendrai jamais, avait appelé son bébé Nathalie.

Mes parents s’étaient installés avenue de l’hôpital à la fin de la guerre. Leur demande d'ouvrir une affaire de vêtements de cuir à Paris leur fut refusée car celle-ci pourrait faire concurrence avec des citoyens français (mes parents étaient encore polonais à l’époque) et on leur permit, par contre, de s'installer à Châteauroux, la ville la plus de proche de Neuvy-Saint-Sepulchre, là ou ma mère et ses 2 enfants avaient vécu et survécu pendant la guerre. Durant ces premières années à Châteauroux, mes parents confectionnèrent des canadiennes qui s'arrachaient comme des petits pains. Rapidement ils durent engager du personnel et trouver un plus grand local pour leur affaire; c'est dans rue Ledru-Rollin dans un bâtiment qui avait abrité une ancienne salle d'armes qu'ils s'établirent.

L'avenue de Verdun était plutôt résidentielle avec quelques commerces éparpillés sur son long. J'allais souvent faire des courses. J'ai des souvenirs de ces excursions à partir de l'age de 6 ans environ. A cette époque, dans les années 60, nous n'avions pas de supermarchés. Tous les achats étaient faits dans le quartier ou dans les marchés. J'allais à l’épicerie acheter du camembert et dès mon plus jeune age je savais ouvrir la boite et appuyer sur le fromage avec mon pouce. Je prenais aussi des yaourts encore dans des pots de verre. Les pots étaient rendus à l’épicerie après usage pour être recyclés. Je ne sais plus ce qu'il en était des bouteilles de lait. Au debut des années 60, il se peut qu'elles étaient aussi en verre.

J'aimais bien aller à la boulangerie à cause des odeurs, bien entendu, mais aussi parce que l'achat du pain m'apparaissait comme une tâche primordiale. Rentrer à la maison la baguette sous le bras, résister à la tentation de grignoter sur le court chemin, heureusement, entre la boulangerie et la maison, mettre le pain sur la table et savoir que dès ce moment, la famille pouvait s'attabler, était la source d'une saine et puissante satisfaction. Par contre, chez le boucher je gigotais de partout, un peu mal à l'aise. Je le suspectais d’être un mauvais homme, bien avant que j'ai eu la moindre idée de ce dont un mauvais homme était capable. Du haut de mes 7 ans, je ne lui faisais pas confiance. Il y a des choses qui ne s'expliquent pas.

Notre voisin vendait du vin. Nous avions l’habitude d'entendre les tonneaux rouler lors des livraisons. Nous n'avions pas de contacts avec ces marchands et je n'ai jamais vu leur commerce de l’intérieur. Je ne les ai pratiquement pas rencontrés le long de toutes ces années. Pourtant, un jour, je sonnai à leur porte. C’était en novembre 1973. Mes parents étaient partis en vacances à Cannes et m'avaient laissée seule à la maison. C’était une belle période de ma vie car papa venait de finalement quitter l’hôpital Tenon. En tout, depuis son premier accident cardiaque en décembre 1972, il avait été hospitalisé pendant 10 mois. Il était rentré à la maison seulement muni d'une canne et d'un sourire jovial. Il avait conjuré la mort.

Dès que je le vis à la maison, une métamorphose incroyable se fit en moi et je reprenais vie moi aussi. Je commençai ma terminale dans un état euphorique et légèrement instable, telle une naufragée qui aurait été secourue après une longue attente. Mes parents partis dans le midi, je dormais ma premiere nuit seule à la maison. Des bruits terribles me réveillèrent pendant la nuit. Le lendemain j’écoutais les chuintements, grattements, grincements jusqu'au matin sans fermer l’œil. Je sonnai chez les marchands de vin au troisième jour. Mon voisin fit le tour de toute la maison, vérifia bien dans le grenier et la chambre de bonne. Il ne trouva rien de suspect et m'expliqua que la nuit, une maison respirait. Etant seule, je captais tous les bruits de cette maison vivante dont les escaliers crépitaient et sifflaient, dont les parquets gémissaient et riaient. Je me résignais à leur présence.

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mercredi 17 août 2016

Les rues: la rue de la Poste II




La rue de la Poste se terminait par les Nouvelles Galeries et rejoignait la rue Victor Hugo. C’était l'unique grand magasin de Châteauroux. C'est là-bas que je fis deux découvertes sur ma personne. La première était que je ne supportais pas les grands espaces. Chaque visite à ce magasin me renvoyait chez moi avec des palpitations, une légère nausée et le sentiment que la fin du monde se rapprochait un peu. La deuxième révélation fut que je n'aimais pas faire du shopping. Acheter des vêtements, des bijoux, du maquillage me semblait une occupation désagréable qu'il fallait raccourcir au possible. Encore aujourd'hui, je déteste faire du lèche-vitrines. 

Mes amies du lycée, par bravade plus que par bêtise, chapardaient de temps en temps des bagues ou autres quincailleries sur les étalages des Nouvelles Galeries. J’étais tentée de le faire pour ne pas avoir l'air d'une trouillarde mais je trouvais toujours un moyen de m'esquiver. En fin de compte, j'en parlais un jour à Bernard qui me dit: "Mais ton père, tu n'y penses pas!" Cela faisait bien longtemps que papa n'avait pas glissé la main dans mes cheveux, peut-être parce qu'on se parlait moins depuis que j'avais grandi mais surtout parce qu'il était hospitalisé à Paris depuis au moins 8 mois et qu'il pouvait mourir à tout moment.  Je le voyais le week-end aux heures des visites et nous n’étions jamais seuls. Je l'avais déjà perdu en quelque sorte. 

En face des Nouvelles Galeries se trouvait la place de la République. Le café de Paris trônait sur l'avant faisant le coin avec la rue Victor Hugo. Je ne le fréquentais guère car je m’étais mis dans la tête que c’était un café de bourgeois. J'allais m’asseoir ailleurs, souvent au Bar Parisien où les élèves du lycée se retrouvaient. Pourtant, un jour, mon amie Anne et moi, nous sommes attablées au Café de Paris. Cette exception était due au fait que nous avions entamé une tournée de tous les cafés et bars du centre-ville. L'opération consistait à commander toujours la même boisson: un cassis crème. 


C'est comme cela que nous avons terminé notre long circuit au Café de Paris, éméchées, hilares et ruinées. Anne et moi étions amies depuis la quatrième. Je l'avais adoptée dès son arrivée à Châteauroux. Ses parents étaient enseignants et venaient d'y être mutés. Les filles de la classe se moquaient d'elle et l'appelaient le pruneau. Nous la dépassions toutes d'une bonne tête.  L’année suivante, en seconde, elle était svelte et plus grande que nous. A vrai dire, Anne et moi ne formions pas un couple assorti. Elle aimait faire les 400 coups et fuguait régulièrement pour revenir ensuite à la maison, livide et très meurtrie. Moi je ne prenais pas de risques et ne perpétrais aucunes folies. Ma mère attendait de moi que je sois une gentille fille. Le reste ne la concernait pas.

Le jour où je me suis assise au Café de Paris avec Michel, un ami que nous appelions Catherine et moi Philo ou Goldy, à cause de ses mèches blondes, il faisait doux et lumineux. Nous étions en juillet 1974, il portait une chemise claire qui tranchait sur sa peau bronzée. Un petit moment de bonheur s'est infiltré dans les reflets de verres malgré l’impossibilité de mener une conversation normale avec cet individu dont la principale occupation professionnelle était la revente de drogues dures. C’était un vieil ami (depuis le début de l’année scolaire) et je crois sincèrement que ce qui lui a plu chez moi, maman chérie, c’était que j’étais une bien gentille fille, très patiente, très à l’écoute, avec qui il pouvait parler pendant des heures entières de la difficulté de vivre, de la dureté et lâcheté des êtres humains, de sa déception et de la solitude. 


Je l'aimais bien malgré son apparente laideur morale. Je l’ai revu sporadiquement à Paris. Sa santé se dégradait progressivement. Quand je reçus la nouvelle de son suicide, je passais l’été dans un kibboutz comme volontaire. Nous étions en août 1977. Le jour-même je décidais de tourner le dos à ma France natale et de m'installer en Israël pour toujours. Vidée de toutes mes larmes, j’avais compris qu'une page de ma vie était tournée et qu’il fallait aller de l’avant, il fallait vivre.


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lundi 15 août 2016

Les rues: la rue de la Poste I



La rue de la Poste croisait la rue Ledru-Rollin et l'hôtel des postes se trouvait à 3 minutes à pied de l'atelier. Tous les jours, quelqu'un s'y rendait pour mettre les lettres à la poste. Lorsque j'avais 9 ans environ, j'eus l'initiative d’écrire des lettres à une amie épistolaire totalement imaginaire à qui je racontais en détail tout ce qui me passait par la tête. Je mettais régulièrement mes lettres à la poste. Cette correspondance dura quelques semaines jusqu’à ce que maman reçut un coup de téléphone des bureaux de poste. Mes lettres n’étaient que des feuilles de papier pliées et collées avec du scotch.  A la poste, ils en avaient un peu marre de tomber sur mes missives quotidiennes, bien évidemment non-timbrées. 

Comme mon nom de famille figurait sur les lettres, on en fit part poliment à ma mère qui me transmit le message sans me gronder et sans me laisser penser que j'avais fait quelque chose de répréhensible. Je crus même discerner sur ses lèvres un sourire et compris que cette histoire ne lui déplaisait pas outre mesure. Alors que nous rentrions à la maison et allions monter dans la DS, maman raconta à papa ce qui s’était passé. Il garda un visage stoïque tout en me regardant un peu obliquement. Je ne sais à quel moment exact il passa la main dans mes cheveux, sans rien dire et sans sourire, mais c’était une belle journée.

Quand j’étais petite, maman m'emmenait chez l'oto-rhino, rue de la Poste, qui se nommait, il me semble, Dr. Samuels. Cet homme que je rencontrais par ailleurs dans les différentes activités de la communauté juive, ne m’était pas vraiment sympathique. Je n'aimais pas du tout la façon dont il plantait sa lampe dans ma gorge pour inspecter mes amygdales. Mais je préférais cela à une lampe agencée sur son front et de drôles d'instruments pointés dans la même direction. Ma visite la plus désagréable fut celle où en plus de la lampe et des instruments s’ajouta une forte odeur de chloroforme suivie par un petit sommeil dont je me réveillais effarée et, de façon générale, pas contente. Le Dr. Samuels m'expliqua qu'il m'avait enlevé les amygdales mais que j'avais de la chance car maintenant il fallait que je mange de la glace uniquement. Il me parlait gentiment et je notai que son oreille droite était complètement estropiée.  Je ne sus jamais s'il s'agissait d'une vieille blessure ou d'une malformation.

Maman prenait pendant ce temps-là des poses théâtrales à travers lesquelles transpirait toute une cacophonie de sentiments qui allaient de l’angoisse à la terreur, du chagrin à la douleur, de la fierté à la culpabilité, de l’humilité à l'arrogance. Troublée par toutes ces émotions emmêlées, elle tenait un mouchoir et se séchait discrètement le coin des yeux. Elle ne pouvait pas supporter l’idée que l'on puisse me faire mal. Quand, étant bébé, le Dr. Rosenberg voulut me vacciner contre la variole, maman refusa tout net de le laisser faire. Il réussit à la persuader en lui proposant d'appliquer le vaccin sur le pied au lieu du bras. Elle accepta à contre cœur.

A l'âge de 11 ans, il fallut que je me rende à l'évidence: j’étais myope. L'oculiste nous recevait maman et moi, rue de la Poste. Chez l'opticien qui était à quelques mètres, je choisis des lunettes avec très peu d’enthousiasme, indifférente de mon sort. Je venais de rentrer en sixième; c’était l’époque où je ne me voyais pas. Sur la photo de classe mes cheveux, pourtant courts, sont en désordre, j'ai une chaussette en bas, l'autre en haut,  et mes lunettes sont de travers. Quelques années plus tard, à la place de maman, c’était Bernard, mon ami d'enfance, qui m'accompagnait chez l'opticien. A 18 ans, j’étais alors consciente de chaque battement de cils, de chaque parole, de chaque mouvement.

Après l'essayage de lunettes, nous nous sommes assis dans un bistrot assez tranquille, en face. Nous avons commandé et nous avons parlé comme d'habitude, les yeux dans les yeux. Nous pouvions également rester longtemps sans rien dire à écouter notre respiration, à boire le café brûlant, à fumer. Tels des personnages de roman de Tolstoy, nous nous sachions destinés l'un à l'autre. L’enchaînement des jours allaient forcement se conclure par notre union, dans un monde prédestiné et tranquille où notre famille et nos amis nous salueraient avec plaisir et soulagement. Pourtant ce mariage n'eut jamais lieu, ce destin partit bien vite en fumée. Comme le dit Bernard après mes fiançailles: "De toute façon, on se ressemble trop."




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mardi 9 août 2016

Les rues : la rue Nationale


Très tôt, parallèlement à la rue Ledru-Rollin, j'ai dévalé la rue Nationale. Je n’étais pas seule, ma sœur m'accompagnait. A vrai dire c’était moi qui l'accompagnais puisque elle allait à son cours de piano et je la suivais comme un chien suit son maître, avide de nouvelles aventures, avide de bonheur, avide d'attention. J'avais 4 ans, je crois, quand je commençai à faire cette promenade entre la maison et la rue ou habitaient Monsieur et Madame Hadt.

La rue Nationale n'offrait à vrai dire que peu d’intérêt. C’était une morne suite de maisons provinciales grises et peu attrayantes. L’œil ne s’arrêtait sur rien. Deux coins de rue cependant me reviennent en mémoire. Au coin de la rue Nationale et la rue du Palais de Justice, se trouvait le marchand chez qui j'allais régulièrement pour acheter les magazines féminins de maman: Marie-Claire, Marie-France. Je les feuilletais mais je ne les aimais pas. Je n'aurais pu dire ce qui me déplaisait.

Derrière ce pâté de maison, donnant sur la rue du Palais de Justice, se trouvait un endroit complètement anodin, les bureaux locaux du parti communiste. Lorsque que nous passions devant, maman me serrait toujours la main très fort, comme si elle avait peur que par hasard ou malchance, je m'y égare et y disparaisse. Pendant ce temps-là, je fermais les yeux et me laissais guider par le staccato des pas de ma mère, puissant et déterminé.

Plus loin sur la rue Nationale, une charcuterie faisait le coin de la rue Paul Louis Courrier. Je rentrais peu dans le magasin. J'aimais regarder les étalages, toutes les formes de cochonnailles intouchables, les carcasses de lapins pendus comme des malfrats. Les relents envahissaient tout mon appareil respiratoire, mon appareil digestif et toutes les circonvolutions de mon cerveau. Je me sentais agressée par ces odeurs enivrantes, comme si elles appartenaient  à un autre monde, une autre enfance qui ne pouvait pas être la mienne.

Non loin de là, rue Paul Louis Courrier,  mon école en 10eme (les Capucins) voisinait curieusement avec la prison municipale. Puis, la chaleur intense, la noirceur de l'atelier barrée d'une lumière foudroyante, les coups sur l'enclume: le forgeron, déjà métier disparu dans les années 60, mais encore là en face de mon école. Encore là.

Je n'ai pas réussi à retrouver sur la carte l'adresse de M. et Me Hadt. Peut-être les noms des rues ont-ils changé ou tout simplement je les ai oubliés. Je trouve cela triste aujourd'hui d'avoir perdu l'adresse de ce charmant couple, tous deux professeurs de musique qui m'avaient initiée à l'amour des notes, à la beauté de la musique, à son importance. A 4 ans j'apprenais chez Me Hadt à écrire des notes. A 15 ans j’arrêtai mes cours brusquement, possédée par un immense désir de rupture.

Le long de la rue Nationale je ruminais souvent en allant à mon cours de piano. Je m'en voulais de n'avoir pas suffisamment travaillé mes morceaux. Pourtant, je jouais du piano tous les jours, plusieurs fois par jour. Mon cœur battait très fort alors que l'heure de mon cours approchait. Je ne voyais n'y n'entendais plus rien. Je sonnai et me précipitai au premier étage dans la pièce ou Me Hadt donnait ses cours. Elle m'attendait, le visage sérieux, calme. L'examen tant redouté du conservatoire était pour bientôt; elle comptait sur moi. Ce n’était pas le moment de la laisser tomber.




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mercredi 13 juillet 2016

Les rues: la rue du Palais de Justice


Le plus souvent, après leur journée de travail, mes parents rentraient ensemble à la maison et prenaient la voiture. Il m'arrivait souvent de rester à l'atelier jusqu'à la fin de la journée et de les accompagner. Maman disait "rentre à la maison, je ne paie pas la bonne pour se tourner les pouces" mais je préférais rester à la fabrique, là où chaque pièce m'offrait un apprentissage, chaque recoin un univers de rêves et de passion, chaque rencontre un espace d’écoute empli de larmes, cris, rires et silences. Et puis je ne voulais pas être gardée par une fille de 16 ou 17 ans qui, éloignée de sa famille toute la semaine, ayant pour seule compagnie l'aspirateur et la machine à laver, était souvent déprimée. D'ailleurs, elle finissait toujours par me raconter ses déboires et comme j'aimais bien écouter, je lui tendais des mouchoirs et restais près d'elle tandis qu'elle parlait de ses parents, de son village et de ses rêves. Elles avaient toutes le même rêve.

 J'ai oublié en fait l'heure à laquelle mes parents quittaient l'atelier. Je pense que c’était vers 19.00 heures. Parfois, maman et moi rentrions à pied dans l’après-midi. Nous longions le trottoir de la rue Ledru-Rollin et traversions la rue de la Poste pour remonter la rue du Palais de Justice. Sur la gauche se trouvaient l'école primaire des Capucins et tout de suite après, le Palais de Justice et le jardin des Capucins que nous appelions "le petit bois".  La maternelle des Capucins que j'avais intégrée à l'âge exact de 2 ans et 9 mois, était juxtaposée à l’école et l'entrée était située sur l'avenue du Général Ruby. La cour de la maternelle donnait sur l'avenue et sur le petit bois également qui avait deux entrées, l'une sur la rue du Palais de Justice, l'autre sur l'avenue du Général Ruby. Un jour, en 1960, ma mère et moi longions le parking qui séparait  la rue du Palais de Justice du petit bois, lorsque je m’écriai: " Je veux faire de la balançoire!!! Je veux, je veux!!!" J’avais 4 ans.

Les balançoires étaient juste en face de l'entrée du petit bois. Je ne sais plus si maman dit "non" d'abord et "oui" ensuite. Elle finit par dire "oui". A ces mots j'arrachai ma main de la sienne et m’élançai vers le portique du petit bois. Si vous avez bien lu la phrase précédente "ma mère et moi longeaient le parking qui séparait  la rue du Palais de Justice du petit bois", vous savez déjà la suite. En l'espace de 2 secondes une voiture m'avait percutée et je gisais à plat ventre sur le gravier du parking. Pendant ces 2 secondes ma mère était partie de son plus beau sprint, quelque peu ralenti par ses talons aiguille. Je me souviens très bien de son visage, défait par la terreur. Elle était également décoiffée par sa course.

 Je n'avais rien pourtant, juste quelques égratignures sur les paumes de la main. Maman perdit connaissance. Sur la droite en entrant dans le petit bois se trouvait un débarras ou les jardiniers rangeaient leurs outils. Ils étaient là, à regarder la scène, maman évanouie, la conductrice qui m'avait renversée  assise par terre et moi debout qui regardais mes mains. Les deux hommes soulevèrent maman qui reprenait ses esprits, lui apportèrent une chaise, puis de l'eau. Moi j’étais toujours debout, les mains plombées de graviers. Je regardais maman qui tenait son verre à deux mains et buvait. Elle était vraiment décoiffée; tout ça n’était pas normal.

Lorsque j’étais petite et que les bonnes me suivaient comme des ombres, nous allions tous les jours au petit bois, sauf si les intempéries nous en empêchaient. Le petit bois était un îlot de verdure et de fleurs ou les balançoires, un toboggan, une mare avec des poissons rouges offraient des divertissements incessants. Pourtant mon jeu favori consistait en m’asseoir sur le bord d'un petit canal ou coulait une eau parfois stagnante et vaseuse et parfois plus limpide, selon les saisons. Il me semble qu'il faisait partie d'une fontaine du haut de laquelle trônait le buste de Maurice Rollinat. Sur le bord de l'eau ou dans l'eau, si on me le permettait, je construisais à l'aide d’écorces, de feuilles et de brindilles, des vaisseaux silencieux qui remontaient le grand fleuve pour arriver dans un pays bleu et paisible où seuls résonnaient les sons des vagues et du vent, loin de tout, loin de tous.

Plus tard, mes bateaux dans les mains, je retournai vers le banc ou m'attendait la bonne et je mangeai une tartine ou un fruit, assise près d'elle, confiante.

- Ils sont jolis tes bateaux, dit-elle.
- Ils sont pour toi, lui dis-je.
- C'est gentil.
- Pour que tu t'en ailles.
- Quoi! Tu veux que je ? Nathalie, ce n'est pas ... Je ne ...
- Pour toi. C'est pour toi. Pour partir loin d'ici.

La bonne prit les bateaux que je lui offrais. Elle m'embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues. Elle riait en me regardant, la main sur sa poitrine, soudain toute essoufflée. Elle me serra dans ses bras en murmurant "merci, merci".

Elles avaient toutes le même rêve.



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mardi 3 mai 2016

La rue Ledru-Rollin - Le salon de coiffure


Très régulièrement, maman m'emmenait chez le coiffeur dont le commerce était situé au début de la rue Ledru-Rollin. En général nous y allions toutes les deux à la fin de sa journée de travail à l’atelier. Je ne ferai pas durer le suspens et, sans ambiguïté, je lâcherai toute la vérité: je haïssais nos séances chez le coiffeur. Tandis que nous franchissions la courte distance entre l'atelier et le salon de coiffure, mon corps se révulsait peu à peu. Ma peau, imbibée de sueur sur le cou, la poitrine et les bras suintait de tous ses pores. Ma bouche devenait dure et sèche et la nausée montait en moi, cette fameuse nausée qui m'envahissait à chaque fois que la panique s'installait.

Parfois nous attendions quelques minutes avant qu'une des coiffeuses ou le patron lui-même soit disponible. Maman feuilletait des  magazines féminins éparpillés sur une table en verre pendant que résignée, j'attendais, les bras ballants, la gorge serrée. Maman lisait régulièrement Marie-France et Marie-Claire. Elle m'avait confié la charge de les acheter pour elle toutes les semaines au coin de la rue du Palais de Justice et de la rue nationale. Maman était très coquette, impeccablement mise, coiffée, maquillée, habillée. Toujours parfaite.

Elle se coiffait consciencieusement tous les matins devant la glace, vaporisait de la laque sur ses cheveux de jais pour qu'ils ne bougent pas d'un millimètre pendant la journée. Elle maquillait ses yeux noirs et perçants, sans trembler, très concentrée. Elle appliquait un rouge sang sur ses lèvres fines. Tout ce rite de beauté était effectué dans un espace étroit au-dessus de l’évier à côté des toilettes. En bas, dans la salle à manger, déjà habillée et toute pimpante elle s'asseyait près de la table et peignait ses ongles, un à un, lentement. L'odeur du vernis envahissait l'atmosphère. Une odeur qui m'a toujours été abominable et qui a toujours provoqué en moi une sensation d’étouffement puissante et irréversible.

Assise devant le miroir, mise entre les mains d'une coiffeuse, je respirais doucement par petits coups, les dents serrées. Pendant que maman papotait joyeusement avec le patron qui élaborait sa coiffure, je regardais nulle part et comptais les secondes. J’étais muette. Pourtant les coiffeuses ne manquaient jamais de s’esclaffer sur mes cheveux qui étaient très frisés. A l’époque, quand j’étais encore petite, il n'y avait pas d'africains ou de maghrébins à Châteauroux. J’étais la petite métèque du patelin,  à la chevelure ingérable, inpeignable, dont il fallait régulièrement réduire la masse. Maman, quant à elle, affichait une belle chevelure lisse sans la moindre volute.

C'est parce que je n'ai pas hérité mes cheveux de maman, ni de sa famille. Je les tiens de mon grand-père paternel. Ce qui est un peu embêtant, c'est qu'aucune photographie de mon grand-père Nahum n'a survécu. J'aurais tant voulu connaître les traits de son visage. Lui non plus n'a pas survécu. Il est mort du typhus en 1942 dans le ghetto de Varsovie. Tous les témoins, mes parents, la sœur et le frère de mon père qui ont échappé à la Shoah, une cousine en Israel, tous affirment qu'il avait des cheveux noirs très frisés. Je suis la seule de ma fratrie à avoir ces cheveux-là. Aucun des enfants de la génération suivante n'a une tête afro comme la mienne, la nôtre devrais-je dire.

A chaque fois que j'ai un nouveau petit-enfant, j'attends avec optimisme. J'attends que le gène soit activé, que les frisettes noires réapparaissent. Pour le moment, sans succès. Peut-être aurait-il fallu que je ne  me marie pas avec un blond aux cheveux fins et aux yeux bleus pour avoir plus de chance dans cette course aux bouclettes. Peut-être que cela arrivera dans bien longtemps, dans de futures générations; j'aurais voulu alors que ma descendance regarde ma photo et ne voit pas seulement mes cheveux frisés mais aussi mon nez, aussi ma bouche, aussi la largeur et la couleur de mes yeux, aussi le teint de ma peau, aussi mes sourcils, aussi mes paupières, aussi mes cils, aussi mes oreilles, aussi mon menton, aussi mon cou. J'aurais voulu leur donner aussi un visage.




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mardi 19 avril 2016

La rue Ledru-Rollin - Joe from Maine


Originaire d'Augusta dans le Maine, Joseph Gagné avait débarqué sur la plage d'Omaha Beach surnommée "Omaha la sanglante" le 9 juin 1944. Après la guerre on le retrouve à Paris, puis de retour aux USA et enfin à Châteauroux où, en 1952, il a l’idée de vendre des hamburgers dans son restaurant. Celui-ci deviendra rapidement le refuge des soldats américains installés dans l’énorme base de l'OTAN établie depuis 1951, 10,000 militaires américains et leurs familles à la Martinerie et à Déols représentant 25 à 30% de la population locale.. Notre petite ville vécut à l’américaine jusqu'en 1967. Tous partirent mais Joe resta à Châteauroux au 23 rue Ledru-Rollin à la tête de "Joe from Maine".

Lycéenne, j'avais commencé à fréquenter le bar-restaurant en 1973. Mes premiers souvenirs font resurgir une salle voûtée, au sous-sol, gorgée de la fumée des cigarettes. Nous arrivions souvent par grappes de 2 ou 3 filles, vêtues de noir ou de violet, complices, rieuses et affamées. Je commandai du café et des toasts au fromage. Catherine prenait souvent un panaché. L'odeur de la bière m’était insupportable mais je ne disais rien et humais à plein poumon la fumée ambiante. J'ai toujours vénéré l'odeur du tabac, acre et adhésive sur les cheveux et les vêtements, l'odeur de mon père, sécurisante et permanente.

Chez "Joe from Maine" nous buvions beaucoup, de la bière, du vin, du Scotch, de la vodka. De façon générale je haïssais l'alcool. Je ne pus jamais goûter la bière, par exemple, tant j’étais révulsée par son odeur. Le whisky me dégoûtait au moment-même où ma lèvre inférieure le touchait. Le vin me donnait la nausée. Quant au champagne proposé dans les fêtes, il n’était pour moi que du pipi de chat. Bref, j'avais 17 ans, nous étions en 1973 et je ne buvais pas. Regrettable situation pour une jeune lycéenne soucieuse, comme tout le monde, de se faire des amis.

Je fus sauvée big time par la vodka. Mon père m'avait appris deux ans auparavant à boire de la vodka. Il fallait manger quelque chose de bien solide et ne jamais mélanger avec d'autres alcools. Cet enseignement ne m'avait guère été utile, sauf à la fête de mon quinzième anniversaire dont tous les invités, imbibés de la vodka servie par mon papa qui chaperonnait l’événement, repartirent ivres. Mon père et moi restions sobres même après plusieurs verres et exultions de satisfaction. Ce fut un moment de complicité rare que je n'oubliais jamais. Alors, chez Joe,  je devins la fille qui buvait de la vodka.

Quelques essais prouvèrent que même après six verres je restais sobre comme si l'on m'avait servi de l'eau minérale. Cette qualité assez particulière m'ouvrit la porte de toutes les fêtes ou j’étais spontanément affectée au triage des évanouissements. Quand quelqu'un perdait connaissance, étant la seule personne sobre sur place et sous l'effet d'aucune substance, j’étais convoquée par ses amis complètement paniqués et je prenais des décisions: dans la baignoire, par terre les pieds surélevés, renvoyé à la maison, à l’hôpital. Non je plaisante. Je n'ai pas le souvenir d'avoir envoyé quelqu'un à l’hôpital. De toute façon, je cessais rapidement de participer à ces fêtes qui n’étaient pas du tout mon genre.

L'alcool à la rigueur, on l'aura vu, mais les drogues, niet. Jamais. Je ne voyais pas en quoi elles pouvaient m’être utiles. J’étais tout à fait capable de m'évader dans un  monde meilleur par mes propres moyens, sans l’artifice d'une substance quelconque. Je pouvais d'ailleurs mettre en pratique cet exercice en l’espace d'une ou deux secondes. J'avais beaucoup d'expérience dans ce domaine, ayant commencé ces glissements d'humeur vers l'âge de trois ans, assise sous la table de la salle à manger.

J'allais chez Joe avec Catherine, mon âme sœur, ma raison de vivre, mais aussi avec Popaul, mon complice du commando de l’écriture automatique avec qui je partageais des poèmes, des centaines de poèmes, et aussi l'amour du théâtre. Plus tard, quand j’étais étudiante, j'y voyais aussi Charlot dont le véritable nom n’était sans doute pas Charlot. Je n'ai jamais su son nom. Nous ne parlions pas beaucoup. Autant avec Cath je communiquais avec le cœur et avec Popaul au travers de l’écriture, avec Charlot le langage manquait de visibilité. Les choses passaient de façon intangible. Je ne me souviens plus comment je l'avais rencontré. Il était l'ami d'un ami, il me semble.

Un soir Charlot et moi, attablés chez Joe, avons fait l’échange de présents, je ne saurais dire pour quelle occasion. Il m'a donné une bague en cuivre qui se démonte et se remonte comme un puzzle. Je lui ai donné mon étoile de David avec la chaîne. Il dit "c'est ma première étoile de David" et l'attacha immédiatement autour de son cou. Il fumait en remuant philosophiquement la tête, personnage mi-comique, mi-tragique qui semblait hésiter à chaque instant sur ses propres émotions. Mais ce soir-là il souriait d'un air moqueur, l’étoile gravée sur la poitrine.

J'ai gardé la bague que Charlot m'a donnée parmi quelques bijoux en cuivre et argent, vestiges de ma jeunesse. Il n'est pas totalement exclu qu'à l'heure   j’écris ces lignes un petit garçon de 7 ans fouille dans les affaires de son grand-père et lui demande, un pendentif dans le creux de la main:
- Papy c'est quoi?
- C'est une étoile.
- J'en voudrais une pareille.
- C'est l’étoile de David, ça va pas être possible.
- Pourquoi? C’est joli. Toi tu en as bien une ...
- Moi c'est pas pareil, Fahim. Moi c'est pas pareil.





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jeudi 14 avril 2016

La rue Ledru-Rollin - La famille Jacquin




La maison de la famille Jacquin  se trouvait en face de l'atelier dans la rue Ledru-Rollin. Anne et moi qui avions partagé pendant trois ans les bancs de la maternelle aux Capucins, puis de l’école primaire rue Paul Louis-Courrier, avions rejoint ensemble le programme bilingue qui se déplaçait chaque année dans un autre établissement; d'abord  le lycée de jeunes filles, ensuite le lycée de garçons. En 7e, je continuais le programme à l’école internationale de St Maur mais sans Anne. De ce jour nous fumes séparées. Quand nous partagions la même classe j'allais souvent chez elle, vue la proximité de l'atelier et elle faisait partie de ces rares personnes avec qui je jouais dans les cabines ou dans la cour.

Quand Anne m'emmenait chez elle nous franchissions d'abord une grande porte d'entrée qui donnait sur une cour intérieure où les parents d'Anne garaient leur voiture. Au rez-de-chaussée nous étions accueillies par une atmosphère sombre et feutrée. Encombré de larges meubles en marqueterie, de fauteuils tapissés de pourpre, le salon dégageait une atmosphère lourde et austère, un sentiment renforcé par les tableaux sombres, les draperies ternes et une lumière parcimonieuse. Dans la salle à manger une grande table en bois massif, inamovible, avait conquis tout l'espace.  Je ne me sentais guère à l'aise dans ces pièces où tout semblait figé. Je levais les yeux vers Anne; elle avait la mine sérieuse et son air de "ça rigole pas" que je lui connaissais bien.

Quand le frère de maman, Srul Karpman, a réapparu en 1960 après 15 ans d'internement en Sibérie, alors que maman le pensait mort pendant la Shoah comme les autres (9 frères et sœurs avec leur conjoint et leur enfants), Anne était déjà mon amie. J'avais 3 ans et demi quand le retour de Srul a réveillé tous les traumatismes de la Shoah dans notre maison. Dans la cour de la maternelle Anne s'asseyait par terre avec moi et avec les mains nous déblayons vigoureusement le sable. Quand nous avions atteint un peu de profondeur nous ramassions des choses; des feuilles, des petits bâtons, des fleurs. Alors je les recouvrais de sable juste avant que la cloche sonne et j'étais heureuse. Anne qui, déjà, aimait que les choses soient à leur place l’était aussi.  Infatigable, je reproduisais ce jeu des centaines de fois pendant une longue période de temps après le retour de Srul. Et puis un jour j'ai choisi un autre jeu qui consistait à marcher sur les racines des arbres.

Anne m’accueillait dans sa cuisine moderne et rutilante aux multiples placards et tiroirs pleins de gadgets électriques. Un énorme congélateur trônait dans un couloir et dissimulait d'affreuses carcasses, du gibier, comme Anne l'appelait. Ces grands morceaux de viande me faisaient peur et me donnaient la nausée. Pendant mes visites, je vivais dans l'effroi que la bonne ouvre le congélateur et en ressorte un cadavre animal quelconque. Anne se moquait de moi. "Ton père ne chasse pas?" demandait-elle.

En fait Anne n’était pas vraiment mon style. Elle était rigide, intransigeante, ténébreuse, parfois introvertie, parfois méchante, mais parfois douce aussi. Très brune au regard noir perçant, les lèvres minces, elle était plutôt le portrait de ma mère. Sa grande maison bourgeoise juste en face de l'atelier n’était pas non plus mon style. Plus tard quand je lus "L'invitation au voyage" de Baudelaire je me remémorai le salon de la famille Jacquin qui dans le passé, pourtant, m’était apparu sombre et étouffant.

, tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.






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dimanche 3 janvier 2016

L'atelier - Le jardin, la cave et le grenier


Lorsqu'on dépassait la salle de coupe sur la gauche, le couloir qui longeait les cabines aboutissait à une porte. Elle donnait sur le jardin où peut-être serait-il plus honnête d'appeler cet espace, une cour. J'emmenais parfois une amie à l'atelier et nous y jouions ensemble. Nos jeux se limitaient à la marelle ou sauter à la corde. Je n'aimais pas ce minable jardin. Je ne sais pas pourquoi mais c'était justement dans le seul endroit  de la fabrique à ciel ouvert que je me sentais comme emprisonnée et étouffée. Le grand mur de brique nous enfermait et désignait la limite de l'atelier.

Aucune plante, à mon souvenir, n'a jamais poussé sur les deux petites parcelles de terre qui se situaient sur la gauche quand on dépassait la porte de sortie et que l'on descendait les escaliers. Ceci dit, il n'est pas impossible que ma mémoire soit infidèle. C’était là, sur la parcelle de gauche, que mon père, devenu pour l'occurrence fossoyeur, enterrait les chats. Nous avons toujours eu des chats à la maison et comme ils gambadaient sur les toits, la nuit, ils ne vivaient que quelques années. Fidèle, j'étais toujours présente à cette occasion funèbre. Une fois que c’était fini j’essayais de reproduire dans mon esprit la forme du chat couché sous terre. Cela me faisait du bien que papa soit là.

Derrière la petite parcelle où les chats étaient enterrés, se trouvait un tunnel sombre et couvert de toiles d’araignées qui donnait sur la cave. J'ai tenté plusieurs fois d'en franchir l'entrée; je n'ai jamais pu avancer plus de trois pas, saisie par un effroi incommensurable.  On pouvait aussi accéder à la cave par une porte située dans le couloir d'entrée juste avant le grand escalier. Je n'ai jamais su quel était le contenu de la cave ni ce que papa allait y faire de temps en temps. Je ne lui ai jamais demandé ni à lui, ni à maman.

Au bout de la cour se trouvait une porte en bas et une fenêtre en haut (voir photo) . La fenêtre appartenait à une petite pièce qui était la continuation de la salle de coupe. Il s'y trouvait également une table de coupe.  Quand je jouais dans la cour, l'homme qui était debout devant cette table me regardait et me faisait des signes avec la main. Je ne me souviens plus qui il était. Le souvenir de son visage a disparu. C'était sans doute mon père qui s'exprimait peu en général . La porte du bas reste un mystère. Je n'ai jamais su où elle menait et je n'ai jamais essayé de l'ouvrir. Peut-être s'agissait-il d'une salle où mes parents stockaient des vêtements. Il y en avait d'autres dans la fabrique, notamment une près du hall.

Les plus troublantes étaient celle du deuxième étage où se trouvait un grand grenier et deux salles pour le stockage des peaux de moutons. Je ne m'aventurais guère au delà de la salle des mécaniciennes au premier mais il m'est arrivé de pénétrer dans ces pièces où s'amoncelaient les peaux de moutons . Bien au delà du système olfactif, leur odeur asphyxiait la bouche et les yeux. Le carrelage blanc, les murs lisses sans fenêtre, une sensation claustrophobique aiguë, je frissonnai deux fois et dans ma fuite poussai la porte de l'immense grenier.

Celui-ci se trouvait au dessus de la salle des mécaniciennes. Je n'ai jamais reçu la consigne précise de ne pas pénétrer dans le grenier mais je savais que maman frémissait au seul nom de cet endroit. Ses yeux devenaient plus noirs encore et ses lèvres plus fines et serrées. L'endroit était abandonné, délabré et vide à l'exception d'un gros crochet suspendu au milieu du plafond. Je pris mes jambes à mon cou.

Le cœur battant je dévalai les deux étages et me précipitai vers le bureau où ma mère me jugea bien pâle et fatiguée. Je ne lui dis rien de mon excursion au grenier. Bien qu'elle ait eu l'air préoccupée par ma mauvaise mine pendant un moment, elle reprit ses occupations et ne m'adressa plus la parole. Muette et invisible, je griffonnai quelques lignes assise en face d'elle, me versai un verre d'eau et après une heure décampai sans dire au revoir. Dans le couloir je passai devant la porte de la cave, toujours aussi menaçante, je dépassai l'escalier et les toilettes. Je jetai un coup d’œil dans le hall: personne. Je longeai les cabines, tapai en passant sur une porte ou deux, marmonnai rudement quelques mots aux prisonniers. Aujourd’hui non plus je n’étais pas d'humeur à être aimable. Pour qui se prenaient-ils ces malfrats?

Arrivée à la salle de coupe je restai devant la porte sans entrer. Je voyais papa courbé contre la table de coupe. Il senti mon regard sur lui et releva la tête. Il se dirigea vers la porte et l'ouvrit. Debout devant moi, sans qu'un pli de son visage ne bouge, sans un mot, il avait enlevé ses lunettes et les nettoyait avec un chiffon. Il ne leva pas les yeux un seul instant. Je respirais les spirales de fumée qui s’échappaient de son visage, j'ouvrais bien ma gorge,  mes bronches, jusqu’à mes bronchioles pour que toutes les volutes soient absorbées et qu'aucune ne soit perdue et que tout soit dit et compris. Il rentra dans la salle de coupe et moi derrière lui. J'avais quinze ans, de grands cheveux longs et ondulés. Près de papa je me sentais mieux, moins différente des autres élèves au lycée, moins inadaptée, moins dure envers moi-même.

Malgré ses silences monumentaux, je savais qu'il m'aimait d'un amour lumineux, inéluctable et inconditionnel.  Pour ressentir cet amour là il fallait faire un effort, un gros effort. Il fallait trouver un endroit reclus, obscur, détaché de toute activité humaine. Il fallait se concentrer et graduellement ne plus penser à rien. Alors je pouvais entendre ce qui se passait dans mon cœur. Dans le noir, dans l'immense solitude ainsi obtenue, tout devenait clair: j’étais une enfant aimée. Je l'ai toujours été.




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