mercredi 13 juillet 2016

Les rues: la rue du Palais de Justice


Le plus souvent, après leur journée de travail, mes parents rentraient ensemble à la maison et prenaient la voiture. Il m'arrivait souvent de rester à l'atelier jusqu'à la fin de la journée et de les accompagner. Maman disait "rentre à la maison, je ne paie pas la bonne pour se tourner les pouces" mais je préférais rester à la fabrique, là où chaque pièce m'offrait un apprentissage, chaque recoin un univers de rêves et de passion, chaque rencontre un espace d’écoute empli de larmes, cris, rires et silences. Et puis je ne voulais pas être gardée par une fille de 16 ou 17 ans qui, éloignée de sa famille toute la semaine, ayant pour seule compagnie l'aspirateur et la machine à laver, était souvent déprimée. D'ailleurs, elle finissait toujours par me raconter ses déboires et comme j'aimais bien écouter, je lui tendais des mouchoirs et restais près d'elle tandis qu'elle parlait de ses parents, de son village et de ses rêves. Elles avaient toutes le même rêve.

 J'ai oublié en fait l'heure à laquelle mes parents quittaient l'atelier. Je pense que c’était vers 19.00 heures. Parfois, maman et moi rentrions à pied dans l’après-midi. Nous longions le trottoir de la rue Ledru-Rollin et traversions la rue de la Poste pour remonter la rue du Palais de Justice. Sur la gauche se trouvaient l'école primaire des Capucins et tout de suite après, le Palais de Justice et le jardin des Capucins que nous appelions "le petit bois".  La maternelle des Capucins que j'avais intégrée à l'âge exact de 2 ans et 9 mois, était juxtaposée à l’école et l'entrée était située sur l'avenue du Général Ruby. La cour de la maternelle donnait sur l'avenue et sur le petit bois également qui avait deux entrées, l'une sur la rue du Palais de Justice, l'autre sur l'avenue du Général Ruby. Un jour, en 1960, ma mère et moi longions le parking qui séparait  la rue du Palais de Justice du petit bois, lorsque je m’écriai: " Je veux faire de la balançoire!!! Je veux, je veux!!!" J’avais 4 ans.

Les balançoires étaient juste en face de l'entrée du petit bois. Je ne sais plus si maman dit "non" d'abord et "oui" ensuite. Elle finit par dire "oui". A ces mots j'arrachai ma main de la sienne et m’élançai vers le portique du petit bois. Si vous avez bien lu la phrase précédente "ma mère et moi longeaient le parking qui séparait  la rue du Palais de Justice du petit bois", vous savez déjà la suite. En l'espace de 2 secondes une voiture m'avait percutée et je gisais à plat ventre sur le gravier du parking. Pendant ces 2 secondes ma mère était partie de son plus beau sprint, quelque peu ralenti par ses talons aiguille. Je me souviens très bien de son visage, défait par la terreur. Elle était également décoiffée par sa course.

 Je n'avais rien pourtant, juste quelques égratignures sur les paumes de la main. Maman perdit connaissance. Sur la droite en entrant dans le petit bois se trouvait un débarras ou les jardiniers rangeaient leurs outils. Ils étaient là, à regarder la scène, maman évanouie, la conductrice qui m'avait renversée  assise par terre et moi debout qui regardais mes mains. Les deux hommes soulevèrent maman qui reprenait ses esprits, lui apportèrent une chaise, puis de l'eau. Moi j’étais toujours debout, les mains plombées de graviers. Je regardais maman qui tenait son verre à deux mains et buvait. Elle était vraiment décoiffée; tout ça n’était pas normal.

Lorsque j’étais petite et que les bonnes me suivaient comme des ombres, nous allions tous les jours au petit bois, sauf si les intempéries nous en empêchaient. Le petit bois était un îlot de verdure et de fleurs ou les balançoires, un toboggan, une mare avec des poissons rouges offraient des divertissements incessants. Pourtant mon jeu favori consistait en m’asseoir sur le bord d'un petit canal ou coulait une eau parfois stagnante et vaseuse et parfois plus limpide, selon les saisons. Il me semble qu'il faisait partie d'une fontaine du haut de laquelle trônait le buste de Maurice Rollinat. Sur le bord de l'eau ou dans l'eau, si on me le permettait, je construisais à l'aide d’écorces, de feuilles et de brindilles, des vaisseaux silencieux qui remontaient le grand fleuve pour arriver dans un pays bleu et paisible où seuls résonnaient les sons des vagues et du vent, loin de tout, loin de tous.

Plus tard, mes bateaux dans les mains, je retournai vers le banc ou m'attendait la bonne et je mangeai une tartine ou un fruit, assise près d'elle, confiante.

- Ils sont jolis tes bateaux, dit-elle.
- Ils sont pour toi, lui dis-je.
- C'est gentil.
- Pour que tu t'en ailles.
- Quoi! Tu veux que je ? Nathalie, ce n'est pas ... Je ne ...
- Pour toi. C'est pour toi. Pour partir loin d'ici.

La bonne prit les bateaux que je lui offrais. Elle m'embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues. Elle riait en me regardant, la main sur sa poitrine, soudain toute essoufflée. Elle me serra dans ses bras en murmurant "merci, merci".

Elles avaient toutes le même rêve.



Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2016