mardi 3 mai 2016

La rue Ledru-Rollin - Le salon de coiffure


Très régulièrement, maman m'emmenait chez le coiffeur dont le commerce était situé au début de la rue Ledru-Rollin. En général nous y allions toutes les deux à la fin de sa journée de travail à l’atelier. Je ne ferai pas durer le suspens et, sans ambiguïté, je lâcherai toute la vérité: je haïssais nos séances chez le coiffeur. Tandis que nous franchissions la courte distance entre l'atelier et le salon de coiffure, mon corps se révulsait peu à peu. Ma peau, imbibée de sueur sur le cou, la poitrine et les bras suintait de tous ses pores. Ma bouche devenait dure et sèche et la nausée montait en moi, cette fameuse nausée qui m'envahissait à chaque fois que la panique s'installait.

Parfois nous attendions quelques minutes avant qu'une des coiffeuses ou le patron lui-même soit disponible. Maman feuilletait des  magazines féminins éparpillés sur une table en verre pendant que résignée, j'attendais, les bras ballants, la gorge serrée. Maman lisait régulièrement Marie-France et Marie-Claire. Elle m'avait confié la charge de les acheter pour elle toutes les semaines au coin de la rue du Palais de Justice et de la rue nationale. Maman était très coquette, impeccablement mise, coiffée, maquillée, habillée. Toujours parfaite.

Elle se coiffait consciencieusement tous les matins devant la glace, vaporisait de la laque sur ses cheveux de jais pour qu'ils ne bougent pas d'un millimètre pendant la journée. Elle maquillait ses yeux noirs et perçants, sans trembler, très concentrée. Elle appliquait un rouge sang sur ses lèvres fines. Tout ce rite de beauté était effectué dans un espace étroit au-dessus de l’évier à côté des toilettes. En bas, dans la salle à manger, déjà habillée et toute pimpante elle s'asseyait près de la table et peignait ses ongles, un à un, lentement. L'odeur du vernis envahissait l'atmosphère. Une odeur qui m'a toujours été abominable et qui a toujours provoqué en moi une sensation d’étouffement puissante et irréversible.

Assise devant le miroir, mise entre les mains d'une coiffeuse, je respirais doucement par petits coups, les dents serrées. Pendant que maman papotait joyeusement avec le patron qui élaborait sa coiffure, je regardais nulle part et comptais les secondes. J’étais muette. Pourtant les coiffeuses ne manquaient jamais de s’esclaffer sur mes cheveux qui étaient très frisés. A l’époque, quand j’étais encore petite, il n'y avait pas d'africains ou de maghrébins à Châteauroux. J’étais la petite métèque du patelin,  à la chevelure ingérable, inpeignable, dont il fallait régulièrement réduire la masse. Maman, quant à elle, affichait une belle chevelure lisse sans la moindre volute.

C'est parce que je n'ai pas hérité mes cheveux de maman, ni de sa famille. Je les tiens de mon grand-père paternel. Ce qui est un peu embêtant, c'est qu'aucune photographie de mon grand-père Nahum n'a survécu. J'aurais tant voulu connaître les traits de son visage. Lui non plus n'a pas survécu. Il est mort du typhus en 1942 dans le ghetto de Varsovie. Tous les témoins, mes parents, la sœur et le frère de mon père qui ont échappé à la Shoah, une cousine en Israel, tous affirment qu'il avait des cheveux noirs très frisés. Je suis la seule de ma fratrie à avoir ces cheveux-là. Aucun des enfants de la génération suivante n'a une tête afro comme la mienne, la nôtre devrais-je dire.

A chaque fois que j'ai un nouveau petit-enfant, j'attends avec optimisme. J'attends que le gène soit activé, que les frisettes noires réapparaissent. Pour le moment, sans succès. Peut-être aurait-il fallu que je ne  me marie pas avec un blond aux cheveux fins et aux yeux bleus pour avoir plus de chance dans cette course aux bouclettes. Peut-être que cela arrivera dans bien longtemps, dans de futures générations; j'aurais voulu alors que ma descendance regarde ma photo et ne voit pas seulement mes cheveux frisés mais aussi mon nez, aussi ma bouche, aussi la largeur et la couleur de mes yeux, aussi le teint de ma peau, aussi mes sourcils, aussi mes paupières, aussi mes cils, aussi mes oreilles, aussi mon menton, aussi mon cou. J'aurais voulu leur donner aussi un visage.




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