dimanche 3 janvier 2016

L'atelier - Le jardin, la cave et le grenier


Lorsqu'on dépassait la salle de coupe sur la gauche, le couloir qui longeait les cabines aboutissait à une porte. Elle donnait sur le jardin où peut-être serait-il plus honnête d'appeler cet espace, une cour. J'emmenais parfois une amie à l'atelier et nous y jouions ensemble. Nos jeux se limitaient à la marelle ou sauter à la corde. Je n'aimais pas ce minable jardin. Je ne sais pas pourquoi mais c'était justement dans le seul endroit  de la fabrique à ciel ouvert que je me sentais comme emprisonnée et étouffée. Le grand mur de brique nous enfermait et désignait la limite de l'atelier.

Aucune plante, à mon souvenir, n'a jamais poussé sur les deux petites parcelles de terre qui se situaient sur la gauche quand on dépassait la porte de sortie et que l'on descendait les escaliers. Ceci dit, il n'est pas impossible que ma mémoire soit infidèle. C’était là, sur la parcelle de gauche, que mon père, devenu pour l'occurrence fossoyeur, enterrait les chats. Nous avons toujours eu des chats à la maison et comme ils gambadaient sur les toits, la nuit, ils ne vivaient que quelques années. Fidèle, j'étais toujours présente à cette occasion funèbre. Une fois que c’était fini j’essayais de reproduire dans mon esprit la forme du chat couché sous terre. Cela me faisait du bien que papa soit là.

Derrière la petite parcelle où les chats étaient enterrés, se trouvait un tunnel sombre et couvert de toiles d’araignées qui donnait sur la cave. J'ai tenté plusieurs fois d'en franchir l'entrée; je n'ai jamais pu avancer plus de trois pas, saisie par un effroi incommensurable.  On pouvait aussi accéder à la cave par une porte située dans le couloir d'entrée juste avant le grand escalier. Je n'ai jamais su quel était le contenu de la cave ni ce que papa allait y faire de temps en temps. Je ne lui ai jamais demandé ni à lui, ni à maman.

Au bout de la cour se trouvait une porte en bas et une fenêtre en haut (voir photo) . La fenêtre appartenait à une petite pièce qui était la continuation de la salle de coupe. Il s'y trouvait également une table de coupe.  Quand je jouais dans la cour, l'homme qui était debout devant cette table me regardait et me faisait des signes avec la main. Je ne me souviens plus qui il était. Le souvenir de son visage a disparu. C'était sans doute mon père qui s'exprimait peu en général . La porte du bas reste un mystère. Je n'ai jamais su où elle menait et je n'ai jamais essayé de l'ouvrir. Peut-être s'agissait-il d'une salle où mes parents stockaient des vêtements. Il y en avait d'autres dans la fabrique, notamment une près du hall.

Les plus troublantes étaient celle du deuxième étage où se trouvait un grand grenier et deux salles pour le stockage des peaux de moutons. Je ne m'aventurais guère au delà de la salle des mécaniciennes au premier mais il m'est arrivé de pénétrer dans ces pièces où s'amoncelaient les peaux de moutons . Bien au delà du système olfactif, leur odeur asphyxiait la bouche et les yeux. Le carrelage blanc, les murs lisses sans fenêtre, une sensation claustrophobique aiguë, je frissonnai deux fois et dans ma fuite poussai la porte de l'immense grenier.

Celui-ci se trouvait au dessus de la salle des mécaniciennes. Je n'ai jamais reçu la consigne précise de ne pas pénétrer dans le grenier mais je savais que maman frémissait au seul nom de cet endroit. Ses yeux devenaient plus noirs encore et ses lèvres plus fines et serrées. L'endroit était abandonné, délabré et vide à l'exception d'un gros crochet suspendu au milieu du plafond. Je pris mes jambes à mon cou.

Le cœur battant je dévalai les deux étages et me précipitai vers le bureau où ma mère me jugea bien pâle et fatiguée. Je ne lui dis rien de mon excursion au grenier. Bien qu'elle ait eu l'air préoccupée par ma mauvaise mine pendant un moment, elle reprit ses occupations et ne m'adressa plus la parole. Muette et invisible, je griffonnai quelques lignes assise en face d'elle, me versai un verre d'eau et après une heure décampai sans dire au revoir. Dans le couloir je passai devant la porte de la cave, toujours aussi menaçante, je dépassai l'escalier et les toilettes. Je jetai un coup d’œil dans le hall: personne. Je longeai les cabines, tapai en passant sur une porte ou deux, marmonnai rudement quelques mots aux prisonniers. Aujourd’hui non plus je n’étais pas d'humeur à être aimable. Pour qui se prenaient-ils ces malfrats?

Arrivée à la salle de coupe je restai devant la porte sans entrer. Je voyais papa courbé contre la table de coupe. Il senti mon regard sur lui et releva la tête. Il se dirigea vers la porte et l'ouvrit. Debout devant moi, sans qu'un pli de son visage ne bouge, sans un mot, il avait enlevé ses lunettes et les nettoyait avec un chiffon. Il ne leva pas les yeux un seul instant. Je respirais les spirales de fumée qui s’échappaient de son visage, j'ouvrais bien ma gorge,  mes bronches, jusqu’à mes bronchioles pour que toutes les volutes soient absorbées et qu'aucune ne soit perdue et que tout soit dit et compris. Il rentra dans la salle de coupe et moi derrière lui. J'avais quinze ans, de grands cheveux longs et ondulés. Près de papa je me sentais mieux, moins différente des autres élèves au lycée, moins inadaptée, moins dure envers moi-même.

Malgré ses silences monumentaux, je savais qu'il m'aimait d'un amour lumineux, inéluctable et inconditionnel.  Pour ressentir cet amour là il fallait faire un effort, un gros effort. Il fallait trouver un endroit reclus, obscur, détaché de toute activité humaine. Il fallait se concentrer et graduellement ne plus penser à rien. Alors je pouvais entendre ce qui se passait dans mon cœur. Dans le noir, dans l'immense solitude ainsi obtenue, tout devenait clair: j’étais une enfant aimée. Je l'ai toujours été.




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