dimanche 15 mars 2020

50 av. de Verdun: la salle de bain







La salle de bain se situait à mi- étage entre le rez de chaussée et les chambres. C’était la seule pièce de la maison qui pouvait se fermer à clé. Souvent j'y allais pour le plaisir de tourner lentement la clé et de rejoindre mon endroit favori, entre la lessive en poudre et la baignoire. Je fermais les yeux et je me reposais. Enveloppée d'une grande tranquillité, je rêvais de pays lointains, de Michel Strogoff, le héros de Jules Verne au regard bleu comme celui de mon père et de princesses orientales aux yeux brûlants comme ceux de ma mère.

De ma place, assise sur une chaise basse, je voyais la baignoire, la machine à laver, l’étroite porte ondulée qui donnait sur l’évier et les toilettes. Sur la gauche se trouvait une fenêtre à deux battants. C’était là où mon père se rasait, accrochant un miroir à une poignée de la fenêtre et maniant son rasoir avec dextérité. Il avait la mâchoire fort belle,  un véritable exploit géométrique, droite et douce, dure et lisse, si parfaite qu'elle n'aurait pas fait honte à une star de cinéma. J'aimais bien regarder papa se raser en pantalon de pyjama et maillot de corps blanc. Ses yeux bleus pales jetaient parfois un regard sur moi. 

- Qu'est-ce que tu regardes? Disait-il en passant lentement le rasoir sous son nez.
Je ne répondais pas. Je regardais mon héros, évadé des steppes de Sibérie, armé de son  courage perpétuel et de son sabre, le visage hermétique. Il parlait peu, c'est vrai, et il  mourut quand j'avais 24 ans, ce qui freina quelque peu nos conversations.  Il me fallut beaucoup de temps, mais je finis par comprendre qu'il m'avait aimé inconditionnellement. Je le regardais alors que la lumière tombait sur les carreaux de la fenêtre; son visage s'enflamma, ses yeux se plissèrent. Le rasoir glissa et coupa sa peau. 

- Et Meerde, dit-il sèchement. Kokale, apporte-moi une serviette, une serviette mouillée. Bon, ce n’est pas trop grave. C’est le soleil qui m’a ébloui. 
- Quand tu étais prisonnier, papa, tu te rasais souvent? Tu avais un rasoir?
- C'est le soleil, tu comprends. Ça n'arrive pas très souvent. Allez, je dois aller m'habiller. 
- Papa, quand tu étais ....
- C'est une belle journée aujourd'hui. Une belle journée. 

-Ma mère surgit soudain sur le palier, les cheveux défaits, enveloppée d’une robe de chambre et des pantoufles aux pieds. Elle touche une goutte de sang sur le maillot de corps de papa. 
- Vas iz geshen mit dir, Lejbele? (Qu’est-ce qui t'est arrivé?)
- Es gornisht. (C'est rien)
- Vas gornisht? Es iz blut. (Quoi rien? C'est du sang)
-Ne t’inquiète pas, c'est le soleil, maman. C'est juste le soleil.
-Bon, je me lave. Tout le monde dehors. Mais avant mon départ, pendant que papa lave son rasoir, le sèche et le remet en place dans son étui, elle se met debout devant le miroir et s’esclaffe : « ne va surtout pas copier ma coiffure ». Elle rit aux éclats, bruyamment, brandissant ses cheveux en l’air. Moi aussi je rie. Elle fait cette blague très souvent et à chaque fois je m’amuse à la vue de ses cheveux hirsutes, de ses airs d’Anna Magnani, sauvage et violente, d’une beauté sublime et triomphante.  

Souvent j’entrais dans la salle de bain pour guetter mes voisins. Ils habitaient dans une maison  semblable et contiguë à la nôtre. Dans cet immeuble, la propriétaire avait divisé l’espace en petits appartements. Les voisins qui m'intéressaient habitaient au premier étage et leur fenêtre donnait sur notre cour et la fenêtre de la salle de bain. Quand il faisait beau, j'aimais bien  voir ce jeune couple s'appuyer sur le bord de la fenêtre, leurs bras enlacés. Ils me connaissaient car ils me faisaient toujours un petit signe de la main et parfois me disaient "Coucou" ou "Bonjour". Je ne savais rien d'eux et me basais sur leur apparence pour me faire une opinion. L'homme avait la peau noire, des cheveux courts et crépus. Sa femme  était blanche et avait de longs cheveux blonds. Je sus plus tard par ma sœur que l'homme était un footballeur professionnel de la Berrichonne issu de la Guadeloupe. 


Presque tous les matins, à  cette époque, je prenais le bus pour aller à l’école. J'avais alors 9 ans. En sortant de chez lui, il passait derrière moi à l’arrêt du bus, caressait mes cheveux tout noirs et frisés, et il disait toujours la même chose; "mon petit mouton noir". Son sourire m’éblouissait en un instant. En le voyant s’éloigner vers sa voiture, je pensais qu'il reviendrait demain et passerait de nouveau sa main dans mes cheveux. Il le savait bien: j’étais le petit mouton noir et lui, le grand. 


J'ouvrais la fenêtre de la salle de bains et je me contentais parfois de regarder dans la direction de leur appartement. Quand ils apparaissaient tous les deux, mon cœur battait très fort. Quand il se montrait seul dans l'embrasure de la fenêtre, mon cœur se figeait.  Il me fallut encore quelques années pour comprendre la signification de cet arrêt impromptu et la paralysie qui m'envahissait. Le grand mouton noir me parlait de mon avenir que j'ignorais encore et moi, le petit mouton noir, je lui rappelais peut-être quelque chose de son passé. 





Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2020





1 commentaire:

Anonyme a dit…

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