Au troisième étage, également, voisinant la chambre de bonne, se
trouvait le grenier. Quand j’étais petite j’y allais souvent pour jouer avec de
vieilles choses : un hérisson tout abîmé, une peluche de chien, une
charrette en bois, une armoire de poupée, des livres d’enfants en français et
en polonais, des chiffons, des journaux datant de trente ans, des vêtements des
années 50, enveloppés de plastique. Un endroit de rêve pour passer et repasser
son enfance dans une atmosphère engluée de mystère et très poussiéreuse.
J’aimais y passer de longues heures, seule. Cependant, j’invitais une ou deux fois
Françoise à me rejoindre.
Elle était mon amie depuis la première classe de la maternelle en 1959, quand j’avais à peine 3 ans. Je n’ai pas le souvenir d’avoir proposé la visite de cette pièce sombre à aucune autre enfant. Il faut dire que plusieurs fois par jour, Françoise et moi nous nous donnions la main, en rang, à l’entrée de la classe. Nous partagions tous les jeux ensemble à la récré. Elle venait parfois chez moi pour passer la fin d’après-midi. Son grand-père venait la chercher, un homme doux avec un long manteau, en face de qui je me figeais, interpellée par son importance, son autorité et son titre. « Mon grand-père » disait-elle. « Grand-père » me disais-je. Cependant, même dans le grenier qui contenait de nombreuses traces de souvenirs comme des cartes postales ou de vieilles lettres en Polonais et en Yiddish, jamais je n’y trouvais une trace de mes grands-parents.
Il y en avait, pourtant, dans la maison, au fond d’un placard : Les photos de mes grands-parents maternels et une carte postale datant de 1941, écrite par ma grand-mère maternelle, en allemand. Mais, étant petite, je n’y avais pas accès. Je m’étais résignée au fait que je n’avais pas de grands-parents et que l’histoire de la planète commençait avec mes parents, ma tante Madeleine, tonton Sender et tonton Srul. Cela me convenait, me rassurait même car c’était là une explication logique. L’apparition du grand-père de Françoise me perturbait surtout après que j’eus découvert le pot aux roses : mon autre petite amie, Anne, guettait parfois à la fin de l’école son « Pépé ». Allons bon ! Effrayée, j’en parlais avec Anne et Françoise et elles me confirmèrent ce que je craignais. La plupart des autres enfants de la maternelle avaient également des grands-parents. « Ce n’est pas possible » me dis-je. Comment est-ce possible ? ».
En fait, il me fallut très longtemps pour comprendre que le monde avait existé
avant mes parents. Quand je lisais plus tard des livres sur cette époque, je me
disais que cela ne me concernait pas. Même la belle photo de mon grand-père maternel Luzer que j’avais entre-temps découverte, ne me concernait pas. Même les
histoires de maman sur sa famille me semblaient loin, peut-être même inventées de
toute pièce. Ce petit village dont elle parlait avec tant d’émotions, Tarczyn, le
décor de son enfance entre un papa et une maman qui la choyaient, c’était une chimère.
Je n’allais plus tellement au grenier à cette époque car j’étais éblouie par
les livres qui garnissaient la bibliothèque dans ma chambre et aussi par de
nouvelles amitiés qui m’emportaient doucement vers l’âge adulte.
C’est à cette époque, il me semble, qu’en revenant du lycée, je descendais la rue de la gare. Soudain, je vis une fumée noire dans le lointain. « C’est vraiment beaucoup de fumée » me dis-je. En bas de la rue de la gare, en face de la station de train, je vis des flammes énormes s’échappant d’une petite fenêtre, au-delà du pont, à droite. Un grand effroi me saisit avant même que j’eus compris que le feu venait de l’avenue de Verdun et pas seulement de l’avenue de Verdun mais de ma maison. Etait-ce ma maison, ce qui correspondrait au 3ème étage ? Un écran de fumée couvrait les flammes et je ne voyais plus rien. Je piquai un sprint pour couvrir les quelques centaines de mètres qui me séparaient de l’incendie.
Il s’avéra que le feu ne s’était pas déclaré chez nous mais chez notre
pauvre voisine dont le chauffage à gaz avait provoqué une explosion. La vieille
dame perdit la vie dans ce drame. C’était de sa fenêtre au 3ème étage, identique
à la nôtre, que les flammes avaient jailli. Le mur du grenier, contigu à l’incendie
avait bien souffert mais avait tenu bon. Une odeur de feu de bois avait envahi la
pièce. Au début elle était insupportable et on ne peut pas dire qu’elle ne soit
jamais devenue supportable. Il devint difficile d’y rester longtemps et j’espaçais
mes visites. Il faut dire que de toute façon, j’avais dépassé l’âge de jouer
avec de vieilles peluches ; les petites souris au bas de l’escalier, M.
Banania dans la véranda, la danseuse verte sur la table de chevet de maman étaient
bien d’accord avec moi.
Alors je descendis les trois étages, mes pieds agiles sur le bois craquant, je dépassai l’horloge que papa savait si bien régler, la salle à manger et le salon et je m’engageai dans le vestibule. J’ouvris la porte et je m'en allai.
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