lundi 13 juillet 2020

50 av. de Verdun: la chambre des parents


Petite, je dormais dans la chambre de mes parents au premier étage, dans un lit en bois à barreaux. Je me souviens de ma couette rose au toucher rassurant et doux et aussi d'un petit tableau qui représentait Bambi, accroché au mur. C’était un cadeau de ma grande sœur Mali pour mes deux ans. Le jour où la chatte décida de mettre bas sur mon lit, je fus apeurée par les bébêtes qui grouillaient sur son ventre. Elles étaient plus grosses que les souris que je connaissais au rez de chaussée, en bas de l'escalier. 

Apparemment, j’étais trop jeune pour comprendre ce qui se passait mais la tache rouge étalée sur mon couvre-lit ne me disait rien qui vaille. Je sautai en vitesse sur le lit de mes parents et hurlai de tout mon soûl jusqu’à ce que la bonne apparaisse et me rassure. Elle m'expliqua que la chatte venait de faire des petits et qu'il valait mieux ne pas la déranger pour le moment. On extirperait plus tard mon couvre-lit de dessous l'animal. C'est le lendemain, en fait, que ma couette rose disparut après trois ans de bons services.

La fenêtre de la chambre donnait sur le toit de la véranda et le petit jardin. La chatte et ses chatons qui avaient grandi depuis, aimaient se frotter contre la balustrade et profiter du soleil. Je m'amusais avec eux en été après l’école et leur faisais la conversation. Un jour un couple de chat siamois me laboura l’intérieur de la main et j'en garde encore les cicatrices aujourd'hui; deux petites taches blanches. Je passais beaucoup de temps près de la fenêtre, à côté du lit de maman.  J'aimais jouer seule, souvent sans jouet. 

Cet endroit me rassurait. Je m’asseyais sur la descente de lit, caressais de la joue le couvre-lit de mes parents qui fut d’abord vert, puis bleu. Je couvrais d'un regard aimant et possessif la lampe de chevet de maman, une jolie danseuse avec une robe verte, et le tableau au-dessus du lit dont la description resta impossible pour moi pendant longtemps. Il s'agissait d'une reproduction du XIXe siècle, révélant une femme en blanc semi allongée sur un divan. Un homme en costume noir, debout et penché sur elle, lui offrait un baiser langoureux. Je n'ai pas été capable, plus tard, d’identifier ce tableau. 

Du côté de papa un petit guéridon et un cendrier lui servaient à déposer ses cigarettes. Il fumait trois paquets de Gauloises par jour. Près du lit se trouvait une grande armoire où maman faisait régner le désordre le plus total. Elle n'aimait pas jeter et associait sur les étagères les vieilles choses avec le neuf. Rien n’était logique dans sa façon de ranger; certains de mes vêtements, par exemple, étaient placés dans l'armoire des parents, bien que leur place fût normalement sur mes étagères, dans mon armoire, dans ma chambre.  Maman élaborait dans sa tête des algorithmes mystérieux qui entretenaient un désordre perpétuel dans les placards. J'ai hérité d'elle cette façon incohérente de remplir les armoires. Mais comme chez elle, c’est un chaos qui relève de l’entropie et les connaisseurs y reconnaîtront un équilibre. 

Je dormais souvent avec mes parents et disposais même d'un petit oreiller blanc placé au centre du lit conjugal. Mes parents m'avaient eu tard et s'amusaient avec moi à l'âge où ils auraient pu se divertir avec des petits-enfants.  Maman était experte en chatouilles, chansonnettes et comptines en polonais. Ma préférée était "Kuj, kuj kowalu!" Papa, quant à lui, me faisait rebondir sur sa poitrine en mordant sa cigarette pour qu'elle ne s’échappe pas. Parfois il arrivait à lire le journal en même temps, l'agrippant d'une main et  me serrant de l'autre, ce qui nécessitait de bonnes qualités de coordination.  

Un soir, en avril 1960, je fus réveillée d'un profond sommeil. J'avais trois ans et demi. Je me mis debout en tenant les barreaux du lit. Ma mère se trouvait à côté d'un homme un peu plus grand qu'elle. Je ne le reconnaissais pas, et pour cause, il s'agissait du frère de maman qui surgissait de l'ombre après quinze ans d'internement en Sibérie. Ma mère le croyait mort comme les autres, comme tous les autres. Elle le rencontrait ce jour-là pour la première fois depuis l'avant-guerre. 


Quand il me vit l'homme éclata en sanglots. Il approcha son visage du mien avec dans le regard une lumière effrayante. Soudain il se mit à rire aux éclats au milieu des larmes. C'est son rire qui me glaça les sangs. Je me mis à pleurer devant cet homme au regard halluciné qui derrière les barreaux tenta de me caresser les cheveux en chuchotant des mots que je ne comprenais pas. J'eu l'instinct de reculer devant cette chimère, ce diable vivant. Mais que me voulait donc ce revenant sorti de l'ombre? Qui était-il ? Et qui étais-je pour produire en lui tant de douleur mêlée de joie et de folie?




Copyright & copy - Nathalie R. Klein © 2015-2020

Aucun commentaire: