jeudi 23 juillet 2020

50 av. de Verdun: ma chambre I



Pour entrer dans ma chambre, il fallait d’abord traverser celle de mes parents. C’était comme ça, et tout le monde s’était habitué au caractère incongru de cet aménagement. Bien qu'appartenant officiellement à la génération d’après-guerre, ma sœur et moi, nées successivement en 1948 et 1956, restaient captives des événements que nos parents avaient traversés durant la Shoah. Nous devinrent plus tard ignorantes, muettes, presque aveugles, devant l'absence incommensurable qui s'installa dans la maison et ne devait jamais nous quitter.  Nous étions très proches de nos parents et vivions en tribu, agglutinés les uns aux autres, dépendants émotionnellement les uns des autres. Aucunes barrières n'avaient été édifiées entre nous. La disposition des chambres en témoignait.

Ma sœur et moi dormions dans le même lit depuis que j'avais quitté la chambre des parents. J'avais pour ma sœur un attachement démesuré qui ne s'est jamais assagi. De huit années mon aînée, elle veillait à mon bonheur comme si c’était naturel que ce soit elle et non mes parents qui en soit responsable. A mes yeux, elle représentait l'avenir, une survie naturelle, bonne et heureuse qui offrait une réponse au drame de nos parents et de leurs proches, massacrés presque en leur totalité par les Nazis. Elle savait, telle une magicienne, me protéger de l'angoisse intermittente dans laquelle mes parents étaient plongés et de leur douleur permanente qui gisait tel un rare minerai tout en bas, tout au fond.

Dans les années soixante j'avais huit ans et ma sœur seize.  A l'aide d'un petit transistor, elle écoutait les chansons yé-yé et moi qui avais depuis longtemps dépassé l'heure du marchand de sable, je m'endormais bercée par mes chanteurs préférés, la voix sourde d'Adamo ou celle, rauque, de Dalida. Souvent, au matin, je me réveillais le corps à demi allongé sur le lit, l'autre sous le meuble qui le longeait. Celui-ci comportait une étagère où traînaient des livres de poche sur les aventures de James Bond 007 et du commissaire San-Antonio. Encore enfant, les adultes ne prêtant pas attention à mes lectures, je me délectais de ces romans policiers. La prose inventive et désinvolte de Frédéric Dard qui maniait un vocabulaire ingénieux m’éblouissait autant qu'elle me choquait car je venais tout juste d'enjamber la bibliothèque verte encore calée tranquillement sur un meuble à la tête du lit.

Les livres classiques se trouvaient dans une bibliothèque sur le mur d'en face. Là-bas y trônaient les chefs-d’œuvre de la littérature française. Alors que je venais de terminer la lecture de "OSS 117- Cinq gars pour Singapour", je négociais un virage en épingle à cheveux pour lire "Madame Bovary et "Le rouge et le noir". Il faut préciser que mon père avait acheté une collection de grands classiques imprimée au début des années 20. J'avais environ 10-12 ans lorsque j'attaquais la lecture de ces ouvrages. Certes une dissonance certaine existait entre mon âge et les situations décrites dans ces romans du 19e siècle. Heureusement que San-Antonio m'avait servie de guide dans les méandres de la langue française et que je me sentais à l'aise dans tous les styles littéraires. 

Je lisais Balzac mais le trouvais un peu rébarbatif. C'est bien plus tard, à l'université, que je lisais "Sarrasine" avec extase. Dans cette collection de classiques, "Les liaisons dangereuses" de Chodelos de Laclos était mon préféré. Je le lus à plusieurs reprises à des périodes différentes de ma vie afin de mieux comprendre de quoi il était question. Autant, à l’âge de 8 ans j'étais éblouie par Michel Strogoff, par la noblesse de son âme et son courage, autant, plus tard, j’étais conquise par Valmont, ce narcissique manipulateur qui semait la douleur autour de lui et dont le châtiment fut de mourir d'amour, une peine bien méritée.

A cette époque bénie, ma sœur et moi nous asseyons sur le radiateur devant la fenêtre et lisions tout haut des pièces de théâtre, souvent de Courteline. Les situations burlesques du vaudeville, les poursuites du mari, les cachettes de l'amant, les cris de l'épouse, me faisaient rire aux éclats. C’est pendant ces moments-là que je développais l’amour du théâtre et bien plus tard, complétais mon éducation par des cours avec le mime Isaac Alvarez et sa troupe des "Comédiens Mimes de Paris". Alvarez s’inspirait de son maître, Jacques Lecoq, mais aussi du théâtre moderne de Grotowski dont la technique d'acteur était révolutionnaire. Encore merci au papa de San-Antonio qui m’enseigna très tôt la souplesse et l'amour indélébile du langage.


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